Un croissant de lune
Il vaut beaucoup mieux une catastrophe économique qu'une catastrophe écologique. L'énergie qu'on gaspille fait du tort à chaque arbre. Dans une usine où l'on fabrique des armes, les hommes suent pour rien. Leurs muscles tournent à vide. Dans une école où l'on fabrique des adultes, il faut s'enfuir par le rêve. Pour cueillir les pommes les plus hautes, les pommes imaginaires, je me fabrique une échelle avec les mots. Je me promène. Je pense. Je regarde. Je médite. Je soulève d'un mot un grand pan du ciel. J'affine mon regard. J'apprivoise le temps, et l'on me traite de bon à rien. Effectivement, je suis meilleur à l'amour qu'à la guerre. Lorsqu'il pleut sans arrêt, je pénètre dans un livre pour être au sec. J'ose le mot fleuve au milieu du désert, le mot lumière dans l'ombre la plus noire, le nom de ma blonde quand je suis seul. Bien des choses restent invisibles à celui qui ne sait pas regarder. J'entends battre la vie dans l'étalement des mots. C'est comme le pouls de la poésie, les sursauts de la prose. Quand les oiseaux bouboulent, c'est dans sa tête que l'homme ouvre ses ailes.
Un croissant de lune trempé dans l'eau salée agite les marées. Le vent rapièce la culotte des arbres. La vie, c'est un puzzle qu'on assemble. Chaque battement de cœur en est un morceau, le mot racine, le verbe aimer, le mot ciel, le mot visage, le mot source pour celui qui a soif, une trace d'oiseau, les halètements du vent, les fosses de rivière, les calvettes de rang, les croix de chemin, le mot aile pour ceux qui veulent voler, un morceau d'univers, le mot silence pour les muets, le mot rêve pour les veilleurs de nuit, le mot crayon pour ceux qui vivent en écrivant. Il y aura toujours une brindille, un oiseau sur un fil, une main tendue pour indiquer la route. Il faut naître souvent pour renaître à la fin. Autrement dit, il faut toujours aimer. Ce que pense la tête, le cœur doit l'éprouver.
Ma parole remplace les saluts au drapeau, les plumes du chapeau, les allumettes rebelles, les fossés du néant, les chiens de fusil par la paix des fougères, la misère noire par la blancheur du pain, les rots d'égout par des parfums de femme, les silences rabotés de souffrance, les jambes de ceux qui tournent en rond, les âmes des enfants au pied des crucifix. Il est impératif d'aller plus loin que les mots appris, mais que choisir dans une armoire à gestes? Il serait bien de remplacer les fils téléphoniques par des cordes de violon. Tous les oiseaux poseraient leurs pattes sur une portée. Des silhouettes apparaissent dans la buée des mots. Sous l’acné du temps, les points noirs s'agglutinent aux collants à mouches. Les doigts du vent pincent la corde sensible des violons. L'espoir sème une graine de vie au ventre de l'attente. J'aime les pelouses mal rasées laissant leur chance aux pissenlits. Je m'accroche aux lapsus des imbéciles heureux, à leurs actes manqués, aux fantômes qui marchent à côté de mon ombre. J'éprouve le même plaisir à marcher sur le sol qu'à dessiner sur un cahier. Mes marges sont remplies de ratures et d'images. Je piste le peu de joie qui reste, les étincelles de lumière dans les ombres d'horreur. L'écriture ne connaît pas l'absence. Tous les êtres que j'ai fréquentés m'aident à pousser mon crayon. Les mots sautent d'un livre à l'autre comme des puces en papier.
Je marche aujourd'hui. J'ai troqué l'essence pour le sens de la marche, la frivolité pour l'essentiel. Je recouds mot à mot la déchirure du silence. Je raccommode les blessures avec un stylo bille. Je prends les mêmes sentiers que les bêtes en maraude. Les ocres fatiguées se réveillent. Les verts décatis recommencent à briller. Le soleil réchauffe les muscles de la terre. Je trébuche et me mouille dans une fosse à quenouilles. Un voilier d'outardes s'y repose avant d'aller nicher sur le pergélisol. Je recommence à voir ce que la neige nous cachait sous ses milliards d'étoiles, les formes infinies de la terre, ses détails inédits. J'ouvre la gueule d'un cahier pour le nourrir de mots. Le papier parlera d'un couvert à l'autre. Il y a toujours un mot vibrant au diapason d'une phrase. Je cherche la lumière, la fraîcheur de l'eau, un arpent de bonté, un paysage de beauté. Ceux qui passent à côté me discerne à la voix. J'ai beau être un athée, le sacré coule par ma bouche.
Étouffés de poussière, les minous chignent sous les lits. J'essaie de rendre avec des mots l'orangé du ciel, le fondu de ses mauves, l'ocre liquide de l'eau, l'éclat des saxifrages, la blancheur des nuages. Il faut venir de loin pour trouver le plus simple. Je ramasse le petit bonheur caché derrière un mur, les flèches de tout bois, les fleurs de peau, les coups de foudre, les coups de cœur, les coups de main, le lyrisme des foins, les chromosomes fous, les chats noirs qui trottent sur le trottoir des toits. La pensée picole sans tenir compte du vin. Il m'arrive souvent d'écrire au cimetière, mêlant mes larmes aux pierres tombales. La parole est soutenue par l'armature du silence. Les questions façonnent les réponses. Mes mains poncent la pierre et caressent l'écorce. L'encre mûrit, de la sève des ronces à l'amertume des mûres. Les vingt-six lettres de l'alphabet suffisent à peine à parler d'amour. La finesse du vocabulaire fait passer l'émotion matérielle à l'extase spirituelle. L’œil déguste les couleurs comme la langue les syllabes.
Tous les trains qu'on manque nous amènent plus loin que ceux qu'on prend. Ce que la nature a de beau, elle le transmet aux hommes. Ce que l'homme a de bon, il le redonne au pain. Je ne tiens qu'à un fil, un filet d'encre sur la page, une parole debout parmi les mots qui penchent, le cœur qui s'épanche. La sève se ramifie des racines à la cime. Je porte dans mes mots une seringue inoculant la sève dans les bras des arbres, un peu d'ailleurs à déchiffrer, un peu d'ici à défricher, les verbes et les proverbes dans l'herbe alphabétique, une musique de laine dans une flûte de Pan, la part des anges cachée dans les coins du réel, les secrets de la plante, le mystère du sol, la râteau qui gratte et la main du semeur. La vie moderne abolit de plus en plus la mémoire olfactive. Le fast-food ne se déguste pas, il s'avale. L'oreille n'est plus qu'un portable à puces. Les yeux ont besoin d'un écran. Les parfums des fruits finissent pas se confondre. Les homme s'agenouillent devant des statues de sucre.
Les fleurs s'ouvrent pour honorer la terre. Il faut, à chaque source, remplir les bidons vides du cœur, humer tous les parfums. La vie a commencé il y a très longtemps. La mort en demeure l'énigme. Est-ce le plein qui attire le vide ou le vide qui s'emplit? Après tant de questions, je cherche la réponse dans celle qui n'est pas. Du bouquet de la mariée au salon mortuaire, on finit pas oublier la terre qui fait pousser les fleurs. C'est la nuit que les ombres se confondent, que la lumière de l'un devient celle de l'autre. Quand on ignore le but, la route est infinie. Les fleurs du bonheur ont aussi leur chagrin. Où étais-je avant la mer? Où serais-je à sa disparition? L'humus se souvient des feuilles et des fougères. L'oiseau se souvient de chaque arbre. L'inexplicable s'explique à peine. Le marcheur du désert et le marcheur de neige ne laissent pas de traces. Le vent efface tout, même le bivouac, la cendre d'anciens feux. Ma vie ne sera plus qu'un jour sans matin, sans lumière, sans soir. Je m'éveillerai peut-être dans un autre corps, parlant une autre langue. Je serai ce point d'ombre au creux de la lumière.
Jean-Marc La Frenière