Glossolalie
Des sons de l’ange aux hurlements des bêtes, de la musique des étoiles aux contrepoints de l’eau, j’habite dans ma bouche. Mon corps est ma langue. Le paysage autour n’est qu’un habit d’emprunt. Un brin d’herbe apparaît sur le visage des lettres. La réponse à l’espoir n’est jamais celle qu’on pense. Un soleil d’enfant, un poème sans rime, un quatuor à cordes arrêtent-ils la guerre ? L’amour a-t-il sa place dans un compte en banque ? À défaut d’une forêt, j’entaille le mot érable. À défaut de voler, j’agite les voyelles. Je soulève du crayon un silence de mille tonnes. Une eau passant sur des cailloux désaltère ma soif. Ce qui nous fait mourir nous encourage à vivre, à rester debout, à partager le pain. La vie éveille en moi beaucoup plus que la vie.
Dans la forêt des langues chacun parle sa langue. Les mêmes fruits pourtant alimentent la faim. La même sève monte aux branches. Épaule contre épaule, les battements du cœur amplifient la présence. Le mot amour est trop petit pour l’amour, la main trop courte pour le vent, les souliers trop étroits pour la longueur des routes. Il faut des mots pour remplir les idées, ouvrir la voie, tourner la page, faire de tout avec rien. Un brin de paille fait un nid, une plume un oiseau, un nuage la mer, le plus humble vocable une immense prière. Le sifflement du vent invente la musique. Quand le sol se dérobe, je m’appuie sur un mot. Adossé sur une métaphore, je redessine l’horizon. J’élève des abeilles dans l’essaim des regards. Les bras de la parole se soumettent à l’hommerie ou bien ils se révoltent. Murmurant des excuses, les mots se donnent du coude dans les mauvaises nouvelles. Je ne suis sur la page qu’une phrase à déchiffrer, un je qui se dissout et se refait dans l’encre. Je porte sous ma chair le premier squelette, le premier mot, le premier mort.
J’ai appris les mots, les chiffres, les idées, mais l’encre coulait pâle à côté des blessures. J’ai du apprendre l’homme pour connaître le sang. J’ai du apprendre l’or, la sulfate, le plomb, trop de charogne, trop de boue, faire japper le chien dans sa niche de pitié. La réalité parfois prend les formes du rêve. Je tiens les mots comme du sable dans la main. Mes yeux apportent une pomme au tableau de la faim, un petit bol de lait aux icônes assoiffées, un livre de poèmes au Penseur de Rodin, un nez de clown au sérieux, une phrase puant de la bouche à la fiction des choses, une poignée de porte au mur du silence, une écharde au mot bois, un brin d’herbe aux oiseaux.
La phrase est un manteau sur le corps du silence. Enclose dans le petit ou débordant sur l’univers, l’âme est trop grande pour qu’on la voit. Chaque mouvement crée de l’espace. Chaque musique se fabrique une oreille. Juste après le passage d’un jet, le vol d’un oiseau rétablit l’équilibre. Les mots se souviennent de tout ce qu’on oublie. J’ai des trous de mémoire meublés de phrases, une chambre noire au milieu de la tête. Bien au-delà des pages, les mots dansent dans une tempête de gestes, jouant l’éclair ou le tonnerre, paraphrasant la mer, mélangeant les étoiles. Pour cueillir ou chasser, l’homme aurait pu rester à quatre pattes ou grimper dans les arbres, il s’est dressé pour la parole. De la main qui prend à la bouche qui donne, il cherche le chemin. Mes mots se plantent un à un comme une acupuncture d’encre sur la peau du papier. Quand on meurt, c’est la mort qu’on quitte tout autant que la vie. Je me reconnais sous la peau des arbres, la mémoire des racines, la graine qui se déplie sous son vêtement d’écorce. Chaque pas qui s’égare se raccroche à l’espoir. Il y aura toujours des mots sur du papier comme la vie au bout des doigts.
Jean-Marc La Frenière