Le choc des mots

Publié le par la freniere

Une théorie d’arbustes tient colloque devant les débusqueuses et les chenilles à pétrole. Pourront-ils longtemps tenir tête à l’appétit des hommes ? Leur sève monte à la cime comme le sang monte à la tête. Ils n’ont jamais eu peur des tempêtes de vent mais se méfient de celles des hommes. Avec eux, une tempête dans un verre d’eau peut assécher le fleuve. Ils écorchent les poux pour en vendre la peau. Une grenade devient une arme. Même un couloir de vent est coté en bourse comme le riz et le coton. Avoir du bien ne rend pas le cœur plus énorme, la main plus généreuse. Les sentiments ont la tête dure malgré tout. Le commerce est le cadet de leurs soucis. En amour, on ne voit jamais tout mais on tâte l’absolu. On courtise l’infini. Il y a une langue universelle qui sous-tend l’alphabet. Les mouvements du corps sont autant d’adjectifs, les clignements de cil des adverbes. La route n’est que le complément des pas. Le moindre atome se conjugue à un autre. La caresse des mots échappe à l’éphémère par la lumière qu’elle répand sur les muscles du sens. Trop près de ce qui meurt, la vie fait ce qu’elle peut. Il n’y a qu’à être dans ses bras sans lui couper les mains.

 

Il me faut le choc des mots pour avancer. Leur fragilité me sert d’ossature. Leurs étincelles m’aiguillonnent. Lorsque les yeux se retranchent du visible, les oreilles s’affinent. J’avance dans la vie comme le ferait une phrase si le papier bougeait. Il faut trouver la route au milieu du néant. Toute ville contient en germes ses gravats. Je lui préfère la nature. Tout homme est plus que sa charogne. Un incorrigible enfant trépigne toujours en moi. Marcher, écrire, tenter de vivre. Les mots sont des traces de pas. J’habite les odeurs beaucoup plus qu’une maison. Je m’habille de vent. Ce texte est cahoteux. Je m’accroche à des lambeaux de phrases comme un désespéré. On ne sait pas toujours ce que l’on dit, ce que l’on fait, ce que l’on est. Comment ouvrir une porte impossible à toucher ? Les poings liés à l’embrasure du temps, rongeant les bruits du monde, mon squelette a froid dans son cahier de peau. En raquettes ou à pied, je dois refaire sans cesse la piste des loups gris, consulter le livre des oiseaux, le cahier des cailloux, retrouver mes racines, les odeurs, les cris, les pas du premier homme. Malgré la mort au bout, c’est en vivant que l’on devient vivant.

 

Il n’y a pas ici de falaises abruptes comme des joues mal rasées. Les montagnes ont la douceur d’un sein avec leur pain de sucre servant de mamelon. La vallée a pris la forme d’un géant couché. Quelques bouleaux se dressent comme des poils sur ses jambes de pierre. Quelques plaques de neige persistent encore comme un reliquat de mousse sur le rebord d’un bock à bière. Les mots s’éteignent entre les arbres et retombent en vrac comme des feuilles mortes. Frôlant la ligne d’horizon, un équipage d’oies sauvages voyage en voilier. Sans sabord ni tribord, ils servent à tour de rôle de poupe ou de proue. On ne sait pas encore ce qui leur sert de sextant. Je prends le sentier le plus abrupt. J’ai toujours été rétif aux espaces plats. J’aime à regarder plus haut que le bas-fond des pieds, là où la terre et le ciel sont des ventres jumeaux. L’homme dépaysé n’a de terre qu’en lui. Il habite ses mots.

Jean-Marc La Frenière

 

 

 

Publié dans Prose

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