Lorsque la nuit

Publié le par la freniere

Les forêts sont pleines d’arbres. Les arbres sont pleins de branches. Les branches sont pleines d’oiseaux. Les pages sont pleines de mots. Ils sont magiques, les mots. Il n’y a pas à les comprendre. Dans mon ignorance d’enfant, certains brillaient déjà plus que les autres. Lorsque la nuit défait la chemise du jour, je dessine un lit sur la page. Je n’y dors pas. Je guette le passage des rêves. Je donne de l’avoine aux chevaux de la lune. Je démêle d’un doigt les longs cheveux de l’ombre. Je ne compte pas les moutons mais je flaire  les loups. J’essaie d’apprendre la langue des étoiles. Les rives se prennent pour la route mais l’eau du fleuve ne les croit pas. Seulement vêtu de mots, je marche dans les pas du vent. Je m’accroche aux épaves, aux feuilles qui s’envolent, aux herbes qui repoussent, aux pierres qui ne meurent jamais.

Défense de flâner. No trespassing. Terrain privé. Bientôt, il faudra respirer en cachette, vivre en catimini, avoir un permis pour rêver, une carte pour se perdre. On a déjà les numéros qui nous volent notre âme, la corde pour se pendre, la monnaie pour se vendre. Nous sommes à la traîne de nos plus hauts désirs. J’écris toujours à la limite du ridicule. On ne brise pas les chaînes avec les accords du participe passé. Appuyé sur un arbre, j’écoute respirer la terre. Je me noie dans les feuilles. Je deviens peu à peu cet arbre, avec des fourmis dans les jambes, des cris d’oiseaux dans les oreilles, de la sève qui monte à la fourche du cœur. Je dors à poings fermés pour retenir la vie, l’enfance et l’infini. Je me réveille sur une page, un crayon à la main. Les mots, on dirait l’eau d’un étang, le blond des foins, la glaise des marais.

À l’orée du silence, les premiers mots rejoignent les derniers. Les rides sur le visage des vieillards redessinent l’enfance. Je chasse les papillons posés sur des virgules. Je suis les fils d’araignée tendus entre les parenthèses, les pattes de mouche sur le papier, les doryphores grignotant chaque phrase. Je creuse en moi jusqu’à l’Eldorado. J’ai dix ans. Je mâchonne un crayon et recrache les copeaux en semblants de poème. Le dictionnaire est mon île déserte. J’y trouve des trésors. Les bateaux que je dessine pourraient prendre la mer mais ils coulent trop vite dans le regard des hommes. Il pleut. Il fait gris. Les Indiens sont tapis dans leurs tepees. Les tapis volants s’effilochent. Les pirates se cachent dans les grottes. Je dois me contenter du soleil d’un livre. Je relis, ca et là, une page. J’amasse des cailloux sur la plage des mots.

Quand on me dit : «Tu seras grand», j’ai peur. J’ai vu des grands tuer pour rien. Je ne serai pas grand. Je resterai petit, le plus grand des petits. J’écrirai des livres pour enfants, des poèmes d’amour. J’apprendrai l’espérance à l’école des fruits. J’ai dix ans. Je fais des châteaux de cartes. Ils s’écroulent toujours quand je délivre la dame de cœur enfermée au donjon. Je traverse la mer dans une flaque d’eau. Je déroule dans les arbres des histoires à bourgeons, des mots à fleur de peau, des pollens à rêver. Parmi les jeux brutaux des cours d’école, je me suis toujours senti en trop, étranger même de moi.

Mon chat est mort. Beaucoup de chats sont morts, des lapins, des poules, des mésanges. De partout, la meute traque le loup solitaire. Le vent lance un appel au courage des bêtes. Chaque bourgeon, chaque brin d’herbe, chaque fleur frémit. Comment mettre le monde entier sur une page ? Il manque toujours un nuage, une échelle, une branche dans l’arbre. Il y a toujours une question sans réponse, une pierre de guingois, une ligne qui dépasse, un fleuve qui déborde. J’aime les mots comme on aime la musique, le parfum, le goût des pommes sures. J’ai dix ans. Je renais chaque matin parmi les mots magiques. Depuis j’ai ralenti le pas. Quand on reste immobile, on est souvent plus vivant au-dedans de soi, là où ça compte vraiment. On en arrive à voir des choses que l’on ne voyait pas. Les parallèles se croisent un jour ou l’autre. On rencontre l’amour. C’est très vaste l’amour. C’est fragile et tenace à la fois. Ça tient tout autant de la mer que du grain de pollen. Je rêve. Je rêve d’amour au milieu des misères. Je veille sur les braises pour que le feu ne s’éteigne pas, pour que la lumière dans la nuit continue de briller.

Je me sens bien dans les frissons de l’herbe, le froissement des phalènes. Je transporte avec moi la chaise de Vincent, les barques de Vincent, les arbres de Vincent. La sève distille à tout vent son éclat. J’ai dix ans et j’écris sur le sable. Je dis tout à la terre, au pain du boulanger, à l’œuf du poussin. J’écoute rire la pluie au ventre des nuages. J’apprends à toucher l’arbre. J’ai les mains pleines d’échardes mais la bouche pleine de mots. Les grands bouleaux dressent l’oreille au murmure du vent. Les cigales repartent à l’assaut des parfums. J’agrandis l’alphabet avec les gouttes de pluie, les feuilles des arbres, les tons des fleurs, les chants du ouaouaron. Même si le monde est grand, une fourmi le traîne sur son dos.

(...)

Publié dans Prose

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Les arbres comme les mots: il passe en eux des messages incompréhensibles à la plupart des hommes.