Les mots
Je ne possède que de l’encre pour nourrir mes enfants. Des prisonniers, des désespérés, des malades, un spirale de victimes surgissent de ma plume. Trop nu pour le silence, je m’habille de phrases. Entre l’ombre et le soleil, la chair prend sa forme sur la prière d’un squelette. La parole est un bâton de lumière où s’appuient les ténèbres. Les mots vont plus loin que l’homme ne peut aller, là où la mort recule les frontières de la vie. J’écris pour que la terre se souvienne des morts qu’elle dévore, corriger l’horizon quand les hommes trébuchent. Chaque jour met au monde un matin. Je lui donne son nom, espérance ou merveille, mirabelle ou Juliette. Pour moi, les mots existent réellement. J’en fais un lit pour m’allonger, une table où écrire, une chambre d’amis. Je dois nourrir le mot cheval. Le mot chien aboie quand il flaire un os. Quand on écrit le mauvais mot, tout l’édifice peut s’écrouler. Je me baigne dans une eau que je ne peux atteindre. La phrase est un corps tout entier et je m’appuie sur son épaule. Quand on soulève sa chemise, on peut voir l’invisible.
Sur le cahier du monde, on ne voit que les os. Ce sont les mots qui dessinent le reste. Lorsque la terre s’habille, le ciel est son plus beau vêtement. Malgré le mot vague, les poissons, les récifs, je n’arrive pas encore à imiter la mer mais je marche avec des syllabes aux pieds. J’écris avec une allumette dans la paille des images, un hameçon dans le bocal des métaphores, un crayon à la bouche. J’écris comme on creuse une source. Je remets des couleurs dans les papillons morts, des mouches à feu sous la vitre de l’ombre. Je n’ai pas encore de chapeau assez grand pour le monde mais j’y ajoute sans cesse des phrases. J’apprends beaucoup des arbres qui ont perdu leurs feuilles. Si les oiseaux ne connaissaient pas le silence, ils ne pourraient pas chanter. Les vagues analphabètes m’apprennent la musique, les rivages, les pauses, les causes des blessures. La peau douce m’apprend la souplesse du vent.
Je remplis d’images les organes du temps, le corps de la matière. L’arbre s’écrit par la sève. De la graine aux racines, des racines à la feuille, sa fin est son commencement. Tout s’écrit par le temps et l’expansion de l’espace. Du silex au papier, l’homme s’écrit par signes. Les mots viennent plus tard apporter les sons, les images, les couleurs et la respiration. La bouche de l’âme se prononce en voyelles, en syllabes, comme les lèvres du soleil viennent embrasser la terre. L’oiseau est une valise qui porte dans ses plumes le rêve des racines. Les phrases sont des veines au corps de la parole. Elles transportent le sens comme les fleurs distribuent leurs odeurs. La mer se greffe au sable, la parole au silence, la route à l’horizon. Les ombres se recouvrent de lumière au contact des mots. Les gestes se marient à l’éloquence des voix.
Là où la mort se veut réponse, la vie s’embrouille de questions. Lorsque la peau de l’un est le voile d’un autre, les mots forment les rides éclairant les visages. Quand la poussière des pas vient maquiller la route, les mots forment les pas indiquant l’horizon. L’air se cambre dans la voix et fait danser les mots. Les phrases sont des ponts du rêve à la matière, du rivage à la houle. L’eau n’est pas seulement dans l’eau ni les mots dans la phrase. Certaines phrases ont la tête d’un oiseau sur le corps d’un loup, le visage du soleil sur un squelette de terre. Les mots creusent un fossé où s’écoulent les larmes, un trou abritant l’âme, une aile pour le cœur, un sol pour le sens. La parole est une main. Elle retient toute chose. La poésie est un poumon d’air frais dans le vacarme noir du réel, une bouffée de rêve dans l’espace des chiffres, un neurone de verdure dans les cerveaux électroniques. Troquant l’épée pour l’épi, le portefeuille pour le blé, mon corps dans une phrase se divise en voyelles. La poésie est un arbre, le rêve de la sève dans la maternité du tronc. Le vent se courbe au-dessus de la route et ramasse les pas.
Certains mots ont une épine dans la gorge, une boue qui envahit la langue. Ils s’allongent ou rapetissent. Ils se réduisent à un drapeau ou colmatent les brèches. Ils avancent ou reculent. Ils rallument les choses qui s’éteignent et recommencent ce qui finit. Ils marchent sur la crête ou le creux des entrailles. Ils découvrent le pain dans une main fermée, la lumière dans une ombre. Ils étreignent les contraires et joignent les deux bouts. Ils couvrent l’espérance de haillons et de larmes ou bien l’habillent de soleil. Je les épelle comme du pain. J’évapore la nuit sur la rivière des mots. Je vis dans une pierre, un abîme, un volcan. J’habite dans un livre, les atomes des mots, les ailes d’un oiseau, entre l’incertitude et l’infini. Je donne l’alerte aux cailloux des rivières. Je mobilise les jardins, les papillons, les fleurs. J’arrache la parole aux saltimbanques du malheur pour la donner aux plantes. À la poursuite de Sisyphe, je marche dans les mots. Cherchant le fil d’Ariane, je cours dans la parole des vivants.