Le quotidien parfois

Publié le par la freniere

On change de drapeau sans changer de peau. Le quotidien parfois s’échappe dans le rêve. Le jour gagne et nous perdons le temps. La mort pour une fois n’est pas au rendez-vous. Le corbillard attend, son compteur à zéro. La pluie qui lave les pavés chasse même les ombres. On ne part jamais. On ne fait que revenir. On se parle en silence. Les secondes ont posé leurs bagages sur le quai des horloges. Orphée trempe sa lyre dans la boue et marche dans le monde. Il apprend la révolte. Il habille ses mots du visage des hommes. Ses pas soulèvent sur la terre un poème de poussière.

Chacun matin, je hisse le drapeau des paupières pour saluer le ciel. J’ai de la terre dans mes mots. Je souffle sur les cendres pour retrouver la braise. Les frontières ont la taille d’un mirage. Un pas d’enfant suffit pour les abolir, un fil de parole, celui d’un cerf-volant, le vol d’un oiseau. C’est la pluie qui dessine la carte des rivières. C’est la lune qui remonte la mer. J’habite au creux des lilas. Je respire entre l’herbe et la lumière. Je suis la neige et la fougère, une aiguière verte versant l’eau des paroles. La bouche pleine d’un monde absurde, j’en crache les pépins.

Pendant que l’homme cherche sa vie sous l’éclat des néons, j’ai vu des arbres se pencher pour séduire la terre, le pin offrir au vent sa langue de résine, les sourates des nuages ne prier que le ciel, des insectes relire les versets de la pierre, le visage des mers se pencher sur le sable. De ceux qui fuient à ceux qui restent, des étoiles lointaines aux plus intimes odeurs, nous ne sommes pourtant qu’un seul grand corps céleste. J’y cherche ma voix entre l’épi qui pleure et le pain qui sourit, un silence de glace et la parole des tisons, la force de la pierre et le vol des mésanges, le sang de la blessure et le signe des anges.

Les utérus manquants n’enfantent que l’absence. Pour tant de routes qui refusent de partir, il y a des pas qui n’arrêtent jamais. La forêt se tricote au fil des racines. Je reprends mes cahiers dans les nuages de l’enfance. Je griffonne le ciel avec des lunes de miel, des aiguilles de pin, des becs de mouettes. J’écris mes poèmes sur la glaise et le bois de la chaise, la poussière des routes et la peau des légumes, la pulpe des oranges et les mégots jetés. Je viens avec mes mots, mes bras, mon sexe. Rien ne m’appartient ni la terre ni le ciel. J’appartiens à la vie. Je ne veux aucun Dieu. Je prie pour les pétales, un printemps de sauterelles, la moustache d’un chat. L’amour, les fruits et moi nous marchons de concert.

Le vent de la vie agite le feuillage de la mort. Les gouttes de pluie nous rattachent aux nuages. Je recouvre de mots la face du silence. Les fleurs du chemin dessinent un visage à l’espoir. La route est une carte oubliée dans la besace du voyage. J’entre partout comme chez moi, dans le feuillage des tilleuls, le sel de la mer, les plumes des pigeons. Les pommes sont des oreilles sous la casquette d’un pommier, les bourgeons des boutons sur la vareuse de l’écorce. La terre a mis ses pantoufles de foin. L’orage dessine sur le vent l’arc-en-ciel d’un sourire. Je griffonne partout des toiles de pollen comme une abeille cubiste.

De vagues de terre en vagues niaiseries, je veux mettre de l’eau dans la soif des jours, de la musique dans l’oreille des sourds, du chiendent sur le fer. J’écris sur mes genoux, la tête appuyée sur un arbre. Je veux transcrire la sève en voyelles d’érable. Je prends des notes sur les fleurs, la prière des plantes, la messe des cigales. Je recopie les pierres sur le sol des pages. J’écris avec l’haleine d’un loup sur la buée des vitres. Des milliers de consonnes gonflent mon sac de peau. Les lignes sur une page forment une toile d’araignée. Les vagues d’un ruisseau caracolent sur une autre. Un volet claque entre deux mots. J’écris mi-chair mi-muscle, entre l’espoir et la colère. J’attends la foudre ou la moisson. La main qui écrit est un pas sur le sol, un barreau sur l’échelle, un éclair précédant le tonnerre.

Les lieux laissent toujours en nous quelque chose de plus, une odeur, un son, une lumière inconnue, une mince déchirure où rôde l’infini. L’ensemble forme l’âme et l’écorce du cœur. Manger les cendres de l’absence peut rallumer le feu. Aucune ligne ne commence puisqu’elle ne finit pas. L’écriture est toujours en mouvement. Chaque phrase est comme un chat électrisant la page. La virgule est une patte qui lui gratte l’oreille. Chaque phonème est un enfant qui se hisse sur les épaules d’un pommier. Chaque ligne est une cicatrice, un œdème rempli d’encre. De page en page, de pièce en pièce, de prière en prière, une chaleur féline pourchasse de ses cris les souris du malheur.

Prisonnier de la nuit, je gratte sur le noir pour trouver la lumière. Chaque matin, je m’évade avec un bonnet d’âne, un cahier à trous, des clochettes aux poignets pour réveiller les âmes d’une poignée de sons. Je réchauffe la sève entre les paumes des rosiers, la boue restée vivante, les semences endormies dans un panier de neige. Avec des taches et des ratures, tout un fouillis de signes et de lignes, tout un fatras de lettres ciselées par le cœur, je cherche chez les hommes le rare et le perdu, la petite flamme éteinte par l’appât du profit, le ciel dans un tiroir, la mer sur la table, les orties dans l’armoire, la main cachée qui donne.

Je regarde partout. Je regarde toujours, même les yeux fermés. Le rêve perce mon crâne comme un ruisseau la pierre. La vie dépend de ce qu’on ne voit pas, la source sous la pierre, le rêve dans la lampe, le ciel dans la fleur, la graine sous la terre, le cœur sous la peau. Je crois à peine aux hommes mais je crois au soleil. Quand le temps va trop vite pour mes pas de pèlerin, les mots sont ma seule issue. Ils circulent entre l’air et le vent, entre la chair et l’âme, entre la faim et le pain, entre le ventre de la terre et le sexe de l’eau. J’y trouve la lenteur nécessaire à la vie, la patience des souches à devenir humus, la naissance des feuilles dans les arbres en dormance, le travail des racines pour engendrer des fleurs, l’imprévu qui s’entête derrière les apparences, l’invisible saison embellissant les autres.

Les mots s’emboitent comme les poils d’un loup, un souffle de chevreuil dans la poitrine du monde, les couleurs dans l’œil, les nuages dans le ciel, les muscles sous la peau, la pluie léchant les hommes et le ventre des morts. Tout parle, les vagues sur la mer, les mousses sur la pierre, la sève dans les feuilles. Je colle mon oreille à l’écorce des arbres pour entendre l’aubier. La vie est trop grande pour un livre. Je dois écrire partout, sur la peau, sur les murs, sur les yeux des aveugles, sur les vagues sans fin, le ciel qui a perdu le haut, l’abîme cherchant le bas, le chant trouant la voix. J’écris avec un chant d’oiseau ou le cri d’une scie, le sperme du plaisir ou le sang des blessures, avec mes dents sur la pulpe des fruits, des traces de doigt sur la poussière des pages, des traces de pas sur la dentelle du givre, avec des trous aux gants de la syntaxe, des accrocs sur le verbe, l’eau de la nuit sur la plage du matin. Il n’y a pas de carte pour ceux qui veulent se perdre, pas de route pour les hommes qui cherchent. Il n’y a pas d’heure à la montre du cœur, pas de fin à la vie, pas de mort sans naissance.

Rien n’arrive en ligne droite. Le dehors est dedans comme la mer dans une vague, l’âme d’un meuble dans la scie, le fil du silence dans la trame des images. J’ouvre la cage de mon corps avec la clef des mots. Certaines phrases s’envolent. On en cloue d’autres sur la page comme des planches de salut. Je ne saute plus à la ligne. J’écris d’un bord à l’autre comme la neige qui tombe, le soir qui descend, le vent sur les éteules, le fleuve dans ses rives. J’écris sans anecdote sans histoire sans personnage mais à fleur d’émotion. L’arbre penché sur mon épaule corrige mes fautes. Chaque chose est devant moi comme une page. Je reçois des lettres de la mer, de la mort, des nuages. Les mots ont la même saveur que le pain, les pommes que l’on vole, les glaçons de l’enfance. Je ne suis jamais seul. Je suis avec les arbres, le soleil, les bêtes. Je suis avec les mots. Chaque seconde a son visage. Chaque chose a son rire. Chaque nuage a ses larmes. Chaque jardin secret a sa pelle et sa pioche.

Publié dans Prose

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J
Que dire après Jackie...une simple pensée d'homme à un autre homme deboutpour que les mots entaillent l'injustice encore un peu pluspour avancer vers l'essentiel, toujours et encore, avec force et sans concessions, pour quelques parcelles de bonheur.Amitiéjlg