Un abîme

Publié le par la freniere

Même chez les géants, l’âme se tapit dans une goutte de rosée. Il y a des mots qui meurent avant que d’être dits, des regards sourds à l’invisible, des sèves qui n’espèrent qu’un avenir de cendres. Devant tant de fadeur, j’ai besoin d’un abîme, une page de boue caressée par les doigts d’un potier. Quand les barreaux de la terre s’unissent aux nuages, ils forment une échelle. La paupière des ténèbres cache en vain la lumière. J’écris comme on remplit ce qui n’a pas de bord. Je crois aux mots qui cherchent, pas aux commandements. Les seules certitudes demeurent les questions. Enfermés dans nos craintes, nous refermons la porte sans voir le soleil. La ronce et la rosée voyagent côte à côte. Quand je me coupe aux angles du journal, j’oppose le sang des mains à l’encre du mensonge. Les pins qu’on coupe pour en faire du pain affament la forêt. On ne voit jamais la bonté parcourir les rues.

Nos regards nous aveuglent parfois. Le sexe des fusils fouaille nos entrailles et farfouille nos rêves. Le soleil rampe sous les portes. Les racines craquent comme des clous rouillés. La terre veut retenir le ciel dans les yeux des ruisseaux, les grandes mains du fleuve, les doigts nus des érables. Le vent caresse en vain le dos rond des collines. Le décalage augmente entre le cœur de l’homme et le regard des bêtes. Comme un enfant perdu dans ses habits trop serrés pour le rêve, trop neufs pour le cœur, je ne veux aucun rang, aucun rôle, aucune vérité. J’apprends la vie à travers les trous de bas, la terre, les semis, les oiseaux qui voyagent en caravanes sonores, la balafre des mots sur la joue du papier, les épines où s’accroche la chemise de l’air. J’entrevois l’infini chez les âmes timides et l’or du pollen parmi les saxifrages. Pour tricoter la vie, j’oppose le fil de laine au fil barbelé. Je préfère le cresson d’une barbe à la peau lisse des statues, les galets inutiles aux pierres des prisons, la danse des papillons au concert des klaxons, les petites croix de bois au marbre des tombeaux.

Je suis comme un loup blanc parmi les moutons noirs, un vieil harmonica au milieu d’une sonate, une chanson western sur un grand air de Bach, le cri d’une poulie dans un concert d’oiseaux, une borne-fontaine égarée dans les bois, une clef de sol dans un coffre à outils, le jaune d’un pissenlit sur un livret de banque, un secret de famille dans un panier percé, un nuage de feu dans une tempête de neige. Comme un vent hors d’haleine, je traverse le rêve dans un sens ou dans l’autre. Je perds toutes mes clefs pour ne jamais fermer la porte. Je déchire les cartes. Je brise les boussoles. Ne me demandez pas la route quand je cherche la vie. L’hiver se mêle aux ronces et la neige au pollen. Je reprends la parole quand l’horizon bredouille. Je sème des voyelles dans le silence d’en dessous.

Les mots, je les voudrais moins lisses, taillés plus durs comme des chevrons gossés. Une fenêtre s’ouvre du côté des vivants. Son cadre est fait de mots, de couleurs et de sons. Il prend les formes que leur donnent nos regards d’enfant s’ils ne sont pas souillés par la boue du réel. Le soleil pénètre chez les morts par une autre fenêtre. On ne peut pas écrire à l’abri du monde. Les balles viennent siffler jusqu’au seuil des pages. Il y a toujours une main pour écarter le convenable, l’autre enjambe les cadavres sur le fil des phrases. Une vieille eau circule dans les veines de la terre. Il faut sans cesse purifier la source.

Il vente à écorner les bœufs. «Haut les mains !» crie le ciel assassin. L’amande se réfugie un peu plus dans l’écale. L’odeur plonge plus creux dans la tige des fleurs. Les yeux des fenêtres se couvrent de buée. L’air fait des accrocs dans les toiles d’araignée, des trous dans le silence, des pyramides de sable sous le pas des insectes. Les cordes à linge plient sous le poids des lessives. C’est la vie qui respire trop fort. Elle s’est levée ce matin comme un troupeau d’atomes à la recherche d’herbes folles. Même les montagnes doivent courber le dos. Des milliers de rides plissent le visage du lac. Les feuilles se hérissent sur les épaules des arbres. La maison craque de partout. Je ne sais plus si ce sont les vieilles planches qui grincent ou les fantômes du grenier qui déplacent les meubles. Toutes les maisons de bois finissent par souffrir d’un rhumatisme forestier, d’un mal de clous dans la gencive des solives, d’une porte qui coince comme une paupière endolorie. Les mots s’échappent en tous sens. Ils volent d’un étage à l’autre. J’en scotche quelques-uns sur le bois d’une armoire. Les chats éparpillent les autres sous les minous de poussière. Je protège de mon mieux le petit jardin d’encre qui pousse dans ma voix, ses fleurs échevelées, ses ritournelles d’eau, ses plantes syllabiques aux racines sonores.

Le crayon comme une main d’enfant tient le monde à l’écart. Il peut aussi cueillir l’immensité de la vie ou même le néant. Nous perdons tous à la mort l’équivalent du poids d’un colibri, 21 grammes exactement. L’immensité de l’âme reste sans prix avec son peu de poids. Cette matérialité n’est probablement que la pointe d’un iceberg dans une mer plus vaste que son eau, une mer sans fin, sans bord ni côté, sans horizon, sans haut ni bas. Chaque jour est une nouvelle page d’un livre sans limites. Il nous appartient de l’écrire ou d’être écrit par elle. Une phrase sur la page s’enfonce comme un semis dans le sol, un oiseau dans son vol, un flocon sur la neige, un fossile sur le sable, un archétype dans la tête. Entre les pages circulent des poèmes, des larmes, des blessures, des semences, des mots d’amour et du silence. Les virgules n’y sont que les chaises où s’asseoir, des bancs de parc entourés de verdure ou de neige, de pas d’ange ou de bête. Les lois de la nature sont de celles qui changent. Il n’y a pas une vague de pareille. Les fractales diffèrent par leur similitude. Une tasse ébréchée n’empêche pas de boire ni une table bancale le partage du pain. Il ne faut pas mesurer le bonheur par le rire ni s’éblouir de ses larmes. Il faut marcher tout simplement du pas d’un laboureur et que la main qu’on tende soit celle du semeur.

Publié dans Prose

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