Où la foudre tombe (Liban)

Publié le par la freniere

Pour saluer Jacques Berque



A Beyrouth, soeur d'Antioche, amie d'Athènes,

Un poète est debout

Face aux portes de la mer

Son ami Jacques Berque à ses côtés

Je le vois canne en main

Il imagine que sa voix est une flûte

Qui se brise dans sa gorge

Et sa gorge un feu du nom d'Allah


Poète

Dans sa chair profonde

Et dans ses mots, à chacun de ses pas

L'histoire se divise

En pluies de sang

Tel un drapeau aux armes du ciel


O déesse du doute

Née de la Méditerranée notre mère

Pourquoi ne pas dire l'amitié du poète

Pourquoi ne pas dire l'invisible à tes yeux

Ce qui bouscule le temps

Ce qui hisse le vent sur la pointe de son pas

Ce qui jette la cendre muette

Sur les mots en flammes

Levés par le monde en ses paroles ?


Dis aussi Déesse dans le doute

La fatigue aux cils

Les mains tranchées

Le jour usé

Dis

Si la lampe est vain espoir ou lendemain

Si le foulard couvre la tête ou expose la gorge

Comment reconnaître aujourd'hui

L'insecte de la rose ?

Dis

S'il est une voie

Pour habiter la voie des nuages

Et dis cela enfin :

Combien la Méditerranée aspire

A renaître dans l'enfance de son alphabet


Alphabet !

Vives sont les cigales

Innombrables de tes moissons

Et féroce l'esprit

qui te couche dans l'oubli


Où donc est la foudre

René Char ?

Et pourquoi le poème

Est-il toujours l'allié des vagues

Quand le ciel ne garde de l'Histoire

Que des statues aux sexes mutilés ?


Le poète s'appuie sur sa canne

Face aux portes de la mer

Son ami Jacques Berque à ses côtés

A voix basse il lui dit et chuchote aux vagues

"S'il est un ciel

Il doit être migration."

Et son ami répond

Lui aussi d'un murmure

"Non là n'est pas le miracle

C'est la terre en sommeil dans ses retirements d'herbe."


J'ai oublié les heures. Les aiguilles tournent sans recours

Avec sur leur bord le bourdon de deux ou trois mouches

O poète, fais de ce spectacle un poème, le mur

Où l'heure pend le rideau déchiré sous la niche

La fenêtre noire dis-toi moderne

On te placera à l'avant-garde mais surtout ajoute

A ce décor un escarpin usé, abandonné sous l'horloge

Attendant que revienne le pas qui l'y laissa

Eloigne-toi des grandes causes

- Des choses, la poésie capte

L'effritement -

Que tes mots soient documents.


Couverte de nuages

La lune s'enfonce dans un lit de tristesse


Le poète se courbe sur sa canne

Son ami Jacques Berque à ses côtés

La nuit venue il compte les papillons noyés

Au bord des flammes

Allumées sur le rivage par les enfants

Eux qui veillent l'écume et poursuivent les vagues


Car la nuit de Beyrouth souffrait

Comme à genoux un mendiant supplie l'espace

Joue contre joue, avec Ulysse


Nous les vivants du bord de la mer

A peine sommes-nous les bergers des étoiles


Une rose porte intacte la nuit

Entre ses bourgeons

Se penche sur le sein de Beyrouth

Ouvre sa hanche aux bras du large

La vie couve ses oeufs

Un pied aux marches de l'avenir


Est-ce cela le monde ?


Espérer ? Se désoler ?

Je préfère chanter


Terre, avec qui voudrais-tu danser cette nuit ?


Adonis


Traduit de l'arabe

par Renaud Ego et l'auteur

 



Publié dans Poésie du monde

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