La blessure des choses
On soigne la blessure des choses en oubliant le cœur. Quand chaque heure est une heure de pointe éraflant la tendresse, le fil du temps s’y casse. Il faut le remmailler aux battements du cœur. Les yeux voudraient toucher l’image mais ils n’ont pas de mains. Si la terre est malade, c’est que les hommes le sont. Dans ce trou de malheur, je colmate les brèches. Il faut tendre l’oreille au bruissement des feuilles. Elles nous invitent à l’humilité. La terre ne pose pas de questions. J’écris en m’appuyant la tête sur son immense poitrine. Ce que j’entends n’est pas ce que disent les hommes. Les racines respirent le sel des images. Un verre d’eau me suffit, un grillon pour l’hiver, une graine au printemps, une piqure d’abeille sur un cœur étonné, une poignée de mots s’égaillant sur la page. Je m’accroche au crayon comme un homme appuyé sur un manche de pioche. Le plaisir des questions n’attend pas la fadeur des réponses.
Je voudrais que la faim qui nous hante apporte un pain d’amour, qu’un ruisseau court dans la soif, que chaque doigt d’une main apprenne la caresse, que l’épine soit tendre dans le bouquet des rides, que le soleil renaisse dans le sourire d’un visage. Je veux des heures humaines détraquant les horaires, des sourates de lumière prolongeant le silence, des frères dans la nuit se tenant par la main, une saison mentale pour réchauffer l’hiver, des mères qui apparaissent pour soigner des enfants, des hommes encore debout. J’entends rire l’enfance dans le corps des mots. La terre est dans ma chair. La mer est dans mes yeux. Le ciel est dans mes mains. La légèreté des feuilles complète la force des racines. La présence des fruits attire les oiseaux. Il y a toujours une fleur qui appelle, un oiseau qui chante, une pierre qui médite. Y a-t-il toujours un homme qui écoute ? Je voudrais m’immiscer dans les pas du ruisseau, donner la main au fleuve, habiter les nuages.
Où donc trouver sa place quand il n’y a plus de juste cause ? Quelle réponse donner à la question de l’être ? Peu importe les mots, les gestes, les images, on y voit toujours les attaches d’une mère et l’ombilic des mémoires. Quand je pose devant moi des bouts de d’images, des bouts de vies, des bouts d’hommes, je ne sais jamais la phrase exacte, le mot juste, la ligne d’horizon. Je tourne autour du sens comme un atome fou. Je ne sais pas raconter, à peine bredouiller, imiter les oiseaux sans connaître leur chant. J’agite un porte-clés de larmes devant chaque serrure. Je tiens les mots serrés les uns contre les autres. Je les habille d’images pour ne pas qu’ils aient froid. Je les nourris de cœur, de tendresse, de bonté. Je les borde parfois quand l’encre fait pleurer.
Même si chaque pas ne creuse qu’une tombe, il faut marcher sans crainte. Dans la dernière flaque, il lèvera des plantes. Sur la dernière marche, un escalier commence. Les mots dans le silence sont une eau sous la glace, un son dans un écho. Près du couteau rouillé, deux corps qui s’enlacent recousent la blessure.