À défaut de musique
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escapé des orages, je ne vais plus très loin mais je garde à la main un bouquet de voyages, mes vieux vagabondages, mes routes buissonnières, l’enseignement des saisons. J’avance à l’intérieur de moi vers le grand inconnu. Je prends mon âme à bras-le-corps, ma vie à pleines mains. Dépouillé du poids des choses, je peux vivre n’importe où, plié en quatre dans un livre ou debout sur un fil. Les mots entrent sans frapper, sans gêne, sans pudeur. À défaut de musique, j’ai appris à par oreille à faire jouer le papier sur une trompette d’encre. Je mets une plume sur la table et j’attends les oiseaux. Les fleurs clignent des yeux. Les mains du vent battent la cadence. Il vente à écorner les bœufs. Un paragraphe a froid et ferme sa capuche. De plus en plus, il faut payer partout, même le soleil et l’air. Trop occupés à se faire un nom, on s’aime de moins en moins. L’insuffisance des mots agrandit l’appétit.
Racines, branches, bourgeons, fleurs, fruits. L’arbre s’écrit tout seul avec la sève dans le tronc comme de l’encre dans un feutre. Des chemins sous les phrases me servent de maison. J’y mendie la lumière. Tout ce qui vit retient son souffle. Tout ce qui existe travaille à être. Je redessine les yeux fermés les paysages invisibles. Le temps est insatiable. Insatiable assassin aurais-je pu écrire. Certains jours, je voudrais retourner le paysage contre le mur, en démonter l’envers, montrer le sang sous le décor, déterrer l’os sous la chair. Le silence sursaute au milieu d’un cahier. J’entends mon fils porter sa fille à bout de bras et ma fille rêver. Dans leurs automortelles, les hommes font la file pour retrouver la vie ou la perdre un peu plus. Les herbes plient devant le vent pour mieux se relever. Le froid tatoue les bras des arbres à la hauteur du poignet, là où les fleurs portent le fruit.
Il y a des mots qui font des trous dans le ventre comme les morts dans la terre qui nourrissent les plantes. Le pire en écriture est de vouloir écrire ou faire du style. Ça donne une prose de notaire, des fleurs de rhétorique sans épines mais aux souliers pointus. Il faut laisser les mots ouvrir la porte, les phrases caresser ou bousculer la page, ouvrir les parenthèses, donner au corps du texte des mains, des pieds, des oreilles, des yeux, des ailes aux métaphores, faire marcher les lettres sur la ligne d’horizon, nourrir d’images le bec du crayon. Pour l’oreille de la phrase, il faut tout traduire, du chant des oiseaux au silence des pierres, de l’odeur au toucher, du mouvement des bras à la danse des feuilles, de la saveur à l’encre. Quand j’ouvre mon cahier, un petit bruit cassé agite les voyelles. À l’étable du cœur, l’odeur ouvre les portes. Les sentiments remuent la queue et chassent quelques mouches. J’appuie mon cœur contre l’amour. Le regard de ma blonde fait fuir les fantômes et l’ombre noire du monde.
Je traverse un village pour retrouver le lac. Au bout de la jetée, j’écoute l’eau qui chante. Ceux qui ont peur de vivre érigent autour de l’âme un rempart de travail et d’argent. On n’y pénètre qu’à genoux avec des menottes aux mains du cœur, une fente à monnaie au bout de chaque geste. Malgré l’âge et le temps, je tiens l’espoir entre les doigts de mes dix ans.