À distance du réel

Publié le par la freniere

D

ans la tonalité du froid, les oreilles se replient. Les fenêtres baissent les paupières. Tout ce qui vit se terre. Les clous perdent la tête dans le craquement des murs. Les mots prennent ma place et m’évincent du temps. Ma peau, mes os, mon cœur se détachent de moi et glissent sur la page. Je dérape avec eux sans savoir où je vais. Mes phrases cherchent à prendre pied. Mes mots cherchent leurs mains là où la vie trouve son sens. Je veille à distance du réel. Quand je ferme les yeux, le monde se déshabille. De guingois sous la casquette d’un toit, un oiseau parle seul à l’abri de la neige. Je cherche à lui répondre. Mon loup est là m’effleurant de sa langue, me soufflant les paroles. Devant le trou béant, la force d’une image m’empêche de tomber. J’écris de long en large comme un idiot de village. Bombant le torse du silence, je soulève des phrases comme on lève des fontes. Ça fait cancre partout sur mes cahiers de notes. Mes phrases vont pieds bots comme des jouets perdant leurs roues.  Les métaphores engraissent. Je tiens entre mes lèvres le sourire du vent, le rictus des choses. Chacun y met du sien, les arbres, les saisons, les pattes de mouche, même les crottes de chien. Je ne fais qu’ajouter mon grain de sel.

         Nous portons tous le squelette d’un mort. La lumière est comme un corps de femme ouvrant sa robe pour éclairer les hommes. J’écris sur mes genoux, mon torse, la fine peau des larmes, la pellicule de l’âme. Lorsque la pluie parle aux maisons, aux saisons, aux fleurs, au blanc de certains yeux, je sors mon cahier. Dans le silence des choses, je laisse place à la nomination. Je me laisse envahir par l’œdème de l’être. À chaque nouvelle phrase, une montre se brise. Le temps change de couleur. L’espace prend la fuite. Le réel ne tient plus qu’à un fil. Certains livres nous mènent bien plus loin que nous-mêmes. Les yeux droits de quelqu’un transcendent le regard. Quand on rencontre l’émotion, le cœur bat plus vite, la vie retient son souffle. Dès le début, la chair rejoint la terre, le feu prépare la cendre. Entre deux phrases, la langue reprend des forces, lapant le blanc des pages.

La richesse des palais n’empêche pas la pauvreté du cœur. Je ne crois pas aux héros ni aux saints. Il est difficile d’aimer des hommes qui saccagent la terre, tuant l’air qu’ils respirent. Ils mettant plus de haine dans une seule seconde que d’amour dans une vie entière. Il est quand même incroyable que certains en soit encore réduits à tuer ou être tuer. Je pose mes pieds dans les pas de l’ancêtre. Je poursuis mot à mot la transhumance des bêtes, l’appel des oiseaux, la dictée de la pluie. La marche en forêt me manque, le muscle des odeurs sous la force du vent, le souffle des racines. L’âme des lieux me fuit. Ma main en écrivant cherche une trouée d’air, l’éclaircie d’un ruisseau, le vertige des feuilles. Sans le souffle des bêtes, le pollen, la poussière, les ronces, les mots deviennent suspects. Ils étouffent sur la page. Il faut ouvrir la fenêtre des livres, repiquer les étoiles, respirer le soleil. Chaque jardin m’invite à entrer, chaque chapelle, chaque nid. L’eau du matin clapote sur la vitre. Je regarde les arbres qui retiennent leurs larmes. Les mains sur la table, je rejoins les nuages, le goût des fraises, la douceur de la peau à l’endroit du pubis, l’odeur des baisers, la tiédeur de l’œuf dans son rêve de plumes, le piercing d’un cœur sur l’écorce d’un arbre, ce qui s’agite entre la chair et l’âme. Je dois à certaines pages une éraflure au cœur, une écharde au cerveau.

Entre la chair et l’acier, on a posé la chaîne et le fusil. Où est l’amour, la tendresse, ce goût de sel sur les dents, de baiser sur les lèvres, de fleur au bout de la langue ? Chacun prend son plaisir sans se soucier de l’autre. Chacun prête son corps et remporte son âme.  Quand ferons-nous l’amour comme la lune et le soleil, la pluie avec la terre, les cantharides, les olives, l’eau vive et le galet, la levure et le pain, la chair et l’infini ? Les choses traînent leur ombre. Il n’y a de paix qu’à l’intérieur, une paix au compte-goutte, une fleur minuscule dans un grand terrain vague. J’entends l’herbe pousser quand je l’écris. Je prends le pouls de la maison sur une poignée de porte, le battement stéthoscopique des murs, la respiration des meubles. Je vois le vent sous le trait d’un crayon, une forêt entière entre les pages d’un livre. Toute ombre témoigne de la lumière. Rien n’existe sans son rapport au tout, ce terreau vivace dans le hangar des fantômes. Sur une ligne droite, ma démarche est boiteuse. Il me faut des sentiers envahis par les ronces au gout de mûre et de résine, le verbe dru, la phrase nue. Au lieu d’un au néant, j’oppose l’alphabet à la rumeur du vide.

La terre écrit ses fleurs, le ciel ses nuages. L’animal et l’humain tout à coup dialoguent. Le vent s’égrène en girouettes. Les rivages viennent boire à l’encre des rivières. La pierre et le torrent s’émeuvent d’un orage. L’image du soleil imprime sa clarté. Je marche vers l’eau de l’horizon pour y boire à la source et me remplir un verre. Je me perds en chemin dans l’infini des lignes car chaque trait de l’image en estompe la source. Les cailloux blancs des mots reconstruisent la route. L’odeur des fleurs est une clef que l’on perd en hiver. Derrière le train des hommes, la draisine de l’âme se fait des bras d’athlète. La demeure est aussi la distance pour s’y rendre. J’habite mes propres lèvres, meublant le néant de ma bouche avec des mots. Un arbre meurt sans son écorce. Le trou où il tombe n’en finit plus de se creuser, préparant de nouvelles racines. Le soleil écope l’eau, la neige dans sa fonte, l’averse dans sa goutte. Les mots poussent grain à grain sur l’épi du silence.

Publié dans Prose

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article