À la moindre des pages
L’amour contredit l’insuffisance de l’homme. Les plus petits sont grands sous la caresse aimante. Les plus vieux restent jeunes au bras d’une mémé. Les aveugles regardent avec le cœur. Les mercenaires désertent. Les soldats font la paix. Les bourreaux se font clowns. Les banquiers démissionnent. Il m’arrive de rêver comme un livre d’enfant, d’écrire au crayola sur l’écorce des arbres. Que seraient les couleurs, s’il n’y avait les yeux ? Les hommes seraient beaux s’il n’y avait l’argent. Du peintre de Lascaux au peintre en bâtiment, y a-t-il eu progrès ? J’ai beau mettre du ciel, une oiselle, un nuage, l’oiseau que je dessine refuse de voler. Les mots font le contraire. Au moindre blanc des pages, ils s’échappent de moi et partent voir le monde. Il faut parler aux morts pour connaître la vie, creuser la pauvreté pour en extraire de l’or. Tant que le cœur chamade, on ne sait plus trop bien où s’arrête le sang. J’offre à tous mes mots comme des vers aux oiseaux. Le temps ni son absence ne font rien à l’affaire. C’est mon venin. C’est mon velours. C’est mon vélin percé d’éclats. Sous le regard du soleil s’ouvre la veste du matin.
Le moteur cale de temps à autre sous le capot de l’espérance. Trop d’hommes se font la peau sans savoir la recoudre. Dès qu’on franchit les portes automatiques, un grand vide nous happe, celui des dépliants, des prospectus, des semblants de bonheur, un blanc devant la mort impossible à tacher, une vaste salle d’attente aux espoirs périmés. On ne vient plus pour être mais être vu. À trop gauchir les mots, on en perd la voix. Toutes ces phrases pareilles, ces slogans, ces pubs, ces affiches, on voit le vide à travers. Il faudra bien un jour que l’adulte et l’enfant marchent du même pas, celui de l’enfance, qu’on oppose les lanternes aux vessies, qu’on passe la camisole de force aux psys pour laisser la parole aux fous, aux toiles de Van Gogh, aux poèmes d’Artaud. Il ne sert plus à rien de cacher l’émotion. Les mots dépassent par la manche d’un silence étriqué. Sur la balance de l’âme, le poids d’une montagne, celui d’un grain de sable, le poids du monde ou celui du pollen s’équivalent. Tous les mots finissent par un manque. Ce manque porte les suivants. Comme un crayon qui marche, j’avance dans la forêt des mots, l’orgueil des majuscules, le balancement des parenthèses, les trois points qui bégaient, le sourire des noms, l’élan du verbe aller. Où ais-je acquis cette manie de l’éternité, cette soif d’infini ? Une autre mer commence au bout de l’océan. Il y a toujours plus loin que loin, même dans le plus près. L’âme n’a pas de forme.
Devant la croissance d’une fleur, le progrès me semble légèrement ridicule. Nous sommes inachevés. Chaque nouvelle ride, chaque cheveu gris, chaque pli du visage viennent le confirmer. L’essentiel est toujours ce qui manque. Je ne prends pas de notes. C’est mon corps qui enregistre tout, la route par les pieds, l’espace par les mains, le paysage par les yeux et le silence par les mots. La pointe aigue du temps effarouche les phrases. Dans les pages au galop, je me raccroche au sens sans savoir où il est. Quand la pensée rejoint l’action, les mots deviennent chair. La mise en acte du poème est le travail d’une vie.