À la pointe de l'homme

Publié le par la freniere

L

e malheur s’est hissé à la pointe de l’homme. Quand on tue dans le monde, chacun de nous en meurt à petit feu. Le poids de l’or fait chavirer la terre. Pour des millions d’enfants, le lundi n’est qu’une poignée de riz, le mardi une balle perdue, le jeudi une mine qui saute. Il n’y a plus de dimanche. La misère compte les jours sur le sang des blessures. Quand le soleil se lève à la télévision, les oiseaux n’y sont pas. L’homme se perd dans un néant peuplé d’images. Tous ceux qu’on paie se laissent berner. C’est d’abord l’âme qu’on leur achète pour la vider de son sens. J’avance face aux tombes entre des ombres mortes, des lambeaux de vêtements survivant à la peau, des regards traversés de couteaux, des cœurs laissés pour compte. Aussi loin qu’on peut voir, c’est encore la peur. Le pain n’a pas de prix pour ceux qui meurent de faim. Quelque chose toujours n’a pas été écrit, un amour n’est pas né, un enfant s’est noyé. Je regarde la mer sans savoir nager. J’écris sans le savoir. Adossé sur un chêne, j’éjacule du temps au bout de mon crayon. Je n’ai plus que mon âge. Quelques livres vendus me servent de chemin. La chaise qui fut branche n’accueille plus d’oiseaux. Je me raccroche à la poigne de l’herbe, au bras de l’arc-en-ciel, au ventre des nuages, au bric-à-brac des images, au bruit des métaphores. Mes oreilles hissent leur pavillon pour traverser le son. Ma bouche grande ouverte lance des mots dans le vide.

         La pulsation des sèves donne son équilibre aux fleurs, sa raideur aux branches, sa douceur à l’aubier. La chlorophylle verdit la transparence des feuilles. Le vent déchiffre la dimension du froid. Les chevreuils ruminent l’idéogramme des écorces. La laine nous transmet la chaleur des moutons. Mes derniers mots rejoignent la salive des loups, la gomme des épinettes, le ventre de la terre, la lymphe universelle. Cinq ou six jours après ma mort, j’écrirai dans l’humus aves mes ongles, mes phalanges, mes tibias. Les vers feront leur nid dans ma boîte crânienne et joueront de la flûte avec mes fémurs. J’écrirai sur le sable avec les chagrins, les neiges, les tulipes. J’écrirai dans un arbre à même ses racines. J’écrirai sous la pierre d’une calligraphie d’insectes. Je tracerai de mémoire la tendresse des choses. Je serai une pierre, une étoile, une plante. Je serai le néant, l’azur, l’horizon. J’écrirai par l’abeille, le roc, le ruisseau. Cinq siècles après ma mort, j’aimerai toujours la vie. Les minéraux travaillent à me perpétuer. Les morts sont un pain. Ils alimentent la terre des vivants.

         La mémoire du gel fait craquer mes jointures. Déjà l’améthyste me parle, l’araignée, la rosée, même le robinet et la poignée de porte. J’habite une virgule, une pomme, un bec de pivert. Le verre de mes lunettes me regarde à l’envers. Je rampe sur une tige ou le bras d’une statue. Je regarde le monde à la façon des arbres. Je repeins les oiseaux, les mille-pattes, les mots. J’assaisonne un potage à la fin du repas. Je fais parler la pierre une langue inconnue. Je recrée la vie en oubliant le malheur. Qu’il se noie dans les vignes et chante sans mémoire. Aux provinces du verbe, j’ajoute les orages, les aurores boréales au rêve des aveugles. Je tiens tête aux gerçures. Je deviens une éponge absorbant l’infini. Les histoires sont toujours au passé. La poésie est au présent.

Publié dans Prose

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<br /> <br /> Enfin, je puis ajouter aujourd'hui quelques mots aux vôtres...Toujours aussi verts, toujours aussi terreux, ils nous parlent encore une fois de ce grain nourricier, celui qui fabrique le<br /> pain des jours noirs. Merci.<br /> <br /> <br /> <br />