À même le magma
La mort ne serait rien si on ne mourait pas d’avance. Quand un terrain devient privé, on en prive les autres. Avec l’apparition du commerce, l’homme a cessé d’être solidaire. Le rendement a pris la place de l’amour. En créant des emplois, on crée aussi des morts. Le rêve comme la vie ne se calculent plus qu’en termes économiques. Les statistiques ont remplacé le courage. Il n’y a plus de réflexion mais des sondages d’opinion. La révolte tourne court. Les pensées n’ont plus cours lorsque la pensée flotte dans l’immense placenta majoritaire. Il faut reprendre la parole laissée à la merci de l’argent. Il y a des mots qui sont des coups de poignard, d’autres des caresses, des mots qui lèvent des haltères et d’autres qui suffoquent, des mots qui ont des doigts de tricoteuses ou des mains larges comme celles des semeurs, des mots de matamores et d’autres d’enfants tristes. Je n’ai jamais vraiment su dans quel monde je vivais. Peu sensible à l’embarras des besoins, je me contente de peu. Par peur de trahir mon enfance, je suis resté jusqu’au bout un vieil adolescent. Lorsque tout part à l’aveuglette, seuls les mots restent à nos côtés comme une bête ivre de coups. À même ce magma de sang, de sueur et de merde, il y a de la lumière.
Il y a 800 millions d’années, lorsque l’écran d’ozone fut suffisant, les algues en pourrissant ont permis le développement des plantes, quelques milliers d’années de plus pour les oiseaux, quelques autres pour l’homme apparaisse. De glaciations en dessèchements, des milliers de mer ont inondé des milliers de forêts sans que les plantes ne cessent d’évoluer. L’élan des plantes s’est porté vers le haut par la photosynthèse. Au dévonien, la terre verdit de plus en plus. Il ne lui reste qu’à fleurir. La vie ne s’arrête jamais, sauf lorsque l’homme s’en empare et stoppe sa croissance. Il n’a fallu qu’un siècle pour que ce dernier, par son usage exagéré du pétrole, ne dégrade la couche d’ozone. Le chant des oiseaux fait de moi une oreille pensante, l’odeur du printemps, un odorat plus fin que celui des robots. Encore plus que chez les bêtes et les hommes, les plantes se différencient par leur sexualité. Au printemps, elles répandent au loin un parfum de pollen attirant les insectes. La brume s’élevant au-dessus des forêts provient de la sueur des arbres. Même si les arbres ont besoin d’eau, ils produisent l’humidité nécessaire à la respiration des hommes. Chaque arbre est à lui seul un monde.
Malgré leurs grands airs, les hommes sont devenus plus anonymes que les arbres. Chaque feuille parle sa propre langue, mais toutes se comprennent. Il arrive que le temps soit dehors et disparaisse du dedans. Le temps est ailleurs. À chaque instant, c’est hier et demain. Les choses les plus nouvelles ne m’étonnent plus, mais chaque fleur me sidère. On y voit la vie. La terre change. Je respire dans la pensée de l’air. J’avance. Je titube. Je marche dessous le ciel. La vie est verticale. Les choses ont des mots vides. J’écoute plutôt le vent. Contrairement aux bêtes, j’habite une maison de papier. Des barreaux de mots soutiennent l’armature. J’y dors mal. Les pensées craquent. Les planchers sont fragiles. Il y a une musique dans l’air. Pour regarder le monde, je sors de la cage des mots. Je respire entre les phrases. Je croise quelque fois des passants d’absolu, des passeurs de mémoire et des contrebandiers. La vérité passe en douce, cachée sous les blessures. Il faut à toutes les questions des réponses aux mains nues, aux bras ouverts, aux épaules accueillantes. Peu importe le salaire, je m’en tiens à mon travail de vivre. Quand je croque une pomme, c’est le monde entier que je goûte. Il suffit d’une goutte d’eau pour retrouver le sens.