À partir de rien
Dans mon surplus de moins, j’ai ajouté du plus. Il fait beau ce matin. Les heures d’anémie se colorent d’espoir. Une fillette fait rire sa poupée. Les concours de mourants ont cessé pour un temps. La table est mise. Les portes sont ouvertes pour le vent qui a froid. L’herbe se hausse pour mieux voir. Le ciel enlève son tablier, le jour son bleu de travail. Les caresses atténuent les rides au front des choses. J’écoute la lumière qui parle aux ruisseaux, l’oiseau qui philosophe, la pierre qui sourit. Même le malheur est préférable au bruit des tiroirs-caisses. Un feu remue dans l’âtre et réchauffe le temps. Les yeux s’allument comme des lampes, des fleurs de lumière dans le jardin des ombres. Les bruits me serrent les oreilles, le craquement humain d’un os, le feulement des tuyaux, les battements d’aile du silence, les épines de la pluie et leur sang transparent, le temps qui saute comme un singe sur le dos du présent, quelques accords de Chopin, les bourgeons pressés de vivre et les fruits déjà las.
Il se fait tard. Le temps ride la peau. Le premier cheveu gris annonce déjà la mort. C’est avec le même poing qu’on caresse ou qu’on frappe, la même bouche qu’on embrasse ou qu’on ment. On naît de la même vie que celle qui nous tue. Un loup rôde toujours dans la nuit des agneaux. Je ne regarde pas l’écorce mais le dedans des choses. Je ne vois pas l’habit mais l’âme sous la peau. Moins je possède, plus j’avance. Plus je questionne, plus j’ignore. C’est à partir de rien que je prends mon élan. À peine passé l’enfance, on glisse dans nos mains d’autres mains pleines d’épines, des mains sales, des promesses sans suite, des fausses récompenses. Tous mes rouages internes, mes cotes, mes muscles, mes artères se retiennent de pleurer. La peau est un grand sac de peurs. Les prunelles tâtonnent jusqu’à l’obscurité. Les fractales s’époumonent à nous trouver du sens. Les âmes se reconnaissent dans la nuit comme les amoureux s’éclairant de leur propre lumière.
Chaque graine, chaque fleur, chaque pomme, chaque planète, chaque vie, chaque homme, est toujours un miracle. J’ai troqué les grands mots à rallonge pour des syllabes de paille, des êtres de papier, des mots qui sentent l’eau, des petits mots d’amour, le corsage des fleurs où butine l’abeille, la neige folle des voyelles, le sel des consonnes, quelques morceaux d’abime qui cherchent le bonheur, le froid qui fait un bruit de hache sur l’écorce du lac. Je reviens sur la page comme une vague sur la roche. Les trous qui s’ouvrent devant moi, je les remplis de mots. Je ne sais pas lire les serrures mais j’ouvre les fenêtres. Le cœur ému comme la surface de l’eau, les poches pleines de petites misères, ratiboisé comme une écharde, j’ajoute un peu de beurre là où le pain rejoint le couteau, un peu de fard sous mes raquettes, de longues traces dans la neige. On ne s’habille pas en blanc pour visiter le malheur. On garde sa peau nue, ses cicatrices, sa sueur, ses bleus. On n’accable pas le froid quand les fleurs se fanent. Les racines survivent en hiver. On n’accable pas le temps quand la faute, c’est l’homme. La pauvreté qui marche va plus loin que les faiseurs de piastres. Par le truchement des fées, le cerceau des enfants m’accompagne partout. Je regarde le soleil autographier la terre. Sur les chemins d’enfance, la grosse bête du monde nous attend au détour.
La pluie tombe soudain. Les nuages ont fini par se creuser un trou. Les gouttes d’eau sautent comme des poissons fous ou de petits fantômes. Les chemins se défoncent et les fossés grossissent là où la terre remue les lèvres. Escouées par le vent, les feuilles tanguent la tête en bas tout en tirant la langue. Tout est neuf et net comme une salade qu’on essore. Les bêtes des bois ne bougent plus. La chair de poule des bouleaux prend des odeurs de brume. Le lac devient noir comme si un vieux sorcier avait ouvert la terre. Les yeux sortis de la tête sur la ligne d’horizon, les collines ont des sourcils en demi-lune. J’avance peti petan sans regarder derrière. On ne va pas plus loin que le chemin qu’on prend. Peu importe qu’ils atteignent la mer, les ruisseaux coulent vers eux-mêmes. Ici on change de pays avec chaque saison. Après la pluie vient le beau temps et le soleil s’acharne à faire reluire la vie sur la tôle des toits. Le passeport du froid nous ouvre à l’hiver et les couleurs d’été transforment la forêt. Au temps des bonhommes de neige, les enfants ressemblent à des bonhommes de linge. Au temps des pissenlits, ils sautent à la corde bien plus haut que leur âge.
Je sens la vie avec les mots comme on sent l’air avec le corps. Lorsque je quitte la campagne, je dois me séparer de moi pour supporter la ville. Au passage des hommes, les bêtes sauvages se renfrognent. Même les meubles s’affolent sous le poids des trop pleins. Malgré la guerre et la finance, il y aura toujours une main de femme, l’épaule d’un ami, le rire d’un enfant. Il y aura toujours un pont de mots entre les rides et les jouets, entre le vide et la lumière. Je n’aime pas l’homme pour ce qu’il est mais ce qu’il pourrait être. L’amour des uns m’empêchera toujours de mentir aux autres. Les mots sont à la fois une fleur entre les dents, une épine à la main, une écharde à la voix, une cicatrice à l’âme, un écrou, un marteau, une baguette de sourcier, une patte bancale sous le divan du temps. On a beau se cacher sous des habits d’emprunt, les rides sur le cœur sont plus vraies que le rimmel qui les cache, la faim plus essentielle que le pain, la soif plus réelle que l’eau.
Le vrai courage n’est pas chez les héros, les grands, les gagnants, les repus. Il est chez les petits, les enfants, les vieillards, les infirmes. Il ne faut pas confondre l’étiquette et l’éthique mais revenir à la morale de la vie. Il n’y a pas que les aveugles qui cherchent la lumière. Loin de l’envie et des calculs, pour les marchands du temple, les mercenaires, ceux qui parlent par chiffres, ceux qui salissent tout, je resterai toujours le fou, le paria, l’insensé. À hauteur de la terre, les petites mains de l’herbe font des signes au soleil et les cailloux s’enlacent dans les bras des ruisseaux. Avec le temps, on préfère l’aquarelle aux affiches en néons. Là où l’orage exige le tonnerre, je demande à la terre le silence des pierres. Les oreilles en fleurs, j’écoute chaque note se détacher de l’autre. Je vis dans la mémoire du corps comme les doigts d’un musicien ou les pieds d’un danseur, celle des cicatrices, des potiers, des semeurs. Il y a pour tous les gestes un ancêtre commun. Lorsque la terre menace d’exploser, il faut se tenir l’un à l’autre pour éviter le pire. J’aime mieux choisir entre mille mots qu’entre deux maux. La fraîcheur est partout, l’eau claire d’un ruisseau, le foin d’odeur, la saveur des pommes, l’arôme des framboises. Je cherche dans le vide ce que cache le plein.