Ce n'est pas toujours drôle
Posé sur une branche, un oiseau vole dans son chant. Je l’écoute par la fenêtre ouverte. «Ça doit être drôle de voir ?» demande l’aveugle. «Ce n’est pas toujours drôle.» répond l’autre. «Tu dois entendre mieux que moi les larmes de la terre.» Je regarde l’homme faire des simagrées sans en voir le dessin, sans en saisir le dessein, sans connaître son destin. Quand le soleil monte, les ombres s’agrandissent. Pour un oui, pour un non, c’est la guerre. C’est la galère pour un salaire. C’est la mort dans l’âme que les enfants partent à l’école, portant leurs crayons dans un petit cercueil de bois. Quand ils se penchent pour écrire, ils poussent du crayon toute la misère du monde. Le poids des lettres supporte le silence. Certains corrigent l’horizon d’un seul trait. D’autres arrachent des pages au livre de la terre. À la récré, les bourreaux jouent du coude et pratiquent la haine. On peut déjà savoir qui seront les esclaves et qui seront les maîtres. Certains dessinent un tank et d’autres un lit pour se coucher. Ils finissent par dormir la tête sur le pupitre. Ils rêvent d’une salle de classe au milieu des forêts, d’un radeau sur la mer, d’un bateau en bouteille qui s’évade pour de bon, d’une petite blonde à couettes leur soufflant les réponses. Un cancre au bonnet d’âne apprend à compter les secondes. J’ai appris à écrire en comptant sur mes doigts. L’index était le a et les autres suivaient comme des pas d’oiseau. J’ai appris à lire en me fermant les yeux. Il n’y a pas de paradis, mais une passerelle sur le vide. J’y vois des ballerines soulever des boxeurs, des boussoles perdre le nord, des muets s’habiller de paroles.
Dans le livre du monde, il y a trop de pages où je m’inquiète, pas assez de paroles où passe l’espérance, pas assez de mots doux à l’oreille des arbres. Sauf chez les hommes, l’ambition d’être tout n’existe pas. Le matin est content d’être matin. La rosée traverse le lever du soleil et n’en demande pas plus. Les plantes les plus exubérantes ne font que s’étirer. Les branches rivalisent pour atteindre le ciel. J’ai confié ma vie au vent. J’ai choisi l’air pour abîme. J’apprends à reconnaître les parfums du visage, les visages à l’odeur, la route par les pieds. L’intensité s’abrège d’un seul mot ou s’allonge d’un autre. Il n’y a pas de trêve entre le mot et le monde. La cendre n’est pas le testament du feu, c’est plutôt la brûlure. Tout ce qu’on n’a pas dit s’écrit à notre insu. On n’a pas à choisir entre l’intimité de la chandelle et l’audience du soleil. Les deux sont nécessaires. Pour que l’eau jaillisse du mot source, il faut d’abord l’écrire, sinon elle reste dans la tête à clapoter pour rien.
Chaque parcelle de vie est à la fois éphémère et éternelle. Le temps n’existe pas. Il n’y a que le rythme pour soutenir la note, l’image pour définir l’espace. C’est toujours le petit qui souligne le grand, l’appétit qui honore le pain, le pas qui dessine la route, le silence qui permet la musique, la femme qui accouche des hommes, l’espérance qui précède l’enfance. Le message des rives est le mouvement des vagues. L’écriture est comme une tortue transportant l’alphabet sous la maison des mots. Le soleil en se couchant déshabille son ombre. La lune en se levant met sa robe d’emprunt. La poussière confond la lumière et la nuit. Il est rare qu’une ligne droite arrive au bon endroit. Toutes les phrases louvoient. Le vent s’appuie sur le bâton des arbres pour reprendre son souffle, le vieillard sur l’épaule d’un enfant, l’arc-en-ciel sur la ligne d’horizon. Le poète se trompe. Il donne sa vie à l’encre et ses mots au papier. Il lui reste la mort quand il cesse d’écrire. Si la guerre était une femme, elle refuserait de vivre. Si l’homme était une femme, il refuserait la guerre. L’espoir n’a pas de passé, mais le désespoir a de l’avenir. Le rêve entre les deux invente le présent. Même dans les trous de mémoire, le chiendent pousse encore.
Les morts n’ont pas raison de la mort, mais les vivants ont raison de la vie. Pour tous ceux qui combattent au nom des religions, il n’y a qu’un mot qui soit aveugle, le mot Dieu. Le ciel oublie l’oiseau quand passent les nuages. Tous les déserts rêvent d’un oasis, tous les hommes d’une femme, toutes les branches d’un fruit, toutes les pages d’un mot se poursuivant dans l’autre. Il n’y a pas de oui. Il n’y a pas de non. La question véritable n’attend pas de réponse. Les mots que je n’ai pas trouvés laissent des trous dans l’image. Sans cesse, le corps fabrique de l’espace. La langue y ajoute l’esprit. Le plus anodin peut nourrir les mots d’une aura de mystique. Les mots qui servent d’escalier ont peur de manquer d’encre, les hommes de manquer d’âme. Elle rôde dans ce qui est comme une eau souterraine. La neige a étouffé l’éloquence des fleurs. Il faut se faire une image des odeurs, imaginer les sons, se souvenir des couleurs. Les fourmis telles de minuscules bûcheronnes ont rongé mon cahier. Il y a des trous dans les phrases, de la sciure entre les lettres. Il y a des mots de la largeur d’une main pour retenir le sens, des phrases avec des yeux pour regarder plus loin, des parenthèses avec des bras pour éloigner la mort, des sémaphores qui dansent, des syllabes qui rient, des voyelles qui pleurent, des consonnes qui saignent, des phrases la tête en bas qui marchent sur les mains, d’autres qui marchent sur les pieds, des phrases lapidaires comme des aphorismes.
Avec sa laine de neige, le sol est comme le dos d’un mouton. Les abris contre le froid sont des mitaines où le vent bouge les doigts. La solitude n’est pas une bête très rusée. Elle ne se cache pas pour agir. Elle peut mordre au milieu d’une foule. Il suffit d’un regard pour que mes mots rougissent, d’un clin d’œil pour qu’ils se mettent à voir, d’un coup de main pour qu’ils deviennent un geste, une danse, une marche. Il suffit d’un ruisseau pour qu’ils parlent en galet, en écrevisse ou en grenouille. Je prête mes yeux aux fenêtres brisées. Je renais entre deux mots. Je fais partie de la forêt comme un poil dans la peau. Je fais partie de l’eau comme une goutte de pluie. J’appartiens à la terre comme un bout de racine. Mes mots ont pris du muscle au contact de l’air. Malgré sa peau calleuse, ma voix s’est raffinée. J’agrémente l’argot de quelques mots précieux, des noms de plantes et d’oiseaux, des noms d’arbres et de lieux, des noms de vagues dans une anse pleureuse. Le jour, tout est séparé. La nuit, la forêt, les hommes et la nuit ne font qu’un. Les hommes et les bêtes se regardent avec les yeux de la peur, les yeux de la nuit, les yeux de la mort. Ils attendent au matin pour respirer vraiment.
Il faut toujours avoir un peu faim pour écrire. On écrit mal le ventre plein car la tête se vide durant la digestion. La faim aiguise les sens et les mines de crayon. Les pensées voyagent dans toutes les directions. Je cherche un point où les poser, un petit coin secret, une percée à travers la matière. Il y a toujours des kilomètres de haine à traverser avant de rencontrer un peu de paix, des kilomètres de faim pour un quignon de pain, des kilomètres de peine pour un simple sourire. Il est plus difficile de faire taire les gens que de les faire parler. Mais parlent-ils vraiment ? Souvent les mots sont à côté de la cible. Le sang coule trop loin des blessures. Quand on parle aux nuages, c’est la pluie qui répond. Quand on parle aux arbres, il faut attendre la réponse des fruits. Il faut de la patience pour communiquer avec la nature. Il faut apprendre les odeurs. Chaque parfum parle une langue différente.
Il me faut la forêt pour oublier la barbarie des hommes. Je l’invente partout. Je la porte avec moi. Même après un bombardement, les fleurs repoussent entre les effigies de cendre. Lorsque les murs s’écroulent, les plantes survivent aux tremblements de terre. Dans un arbre mort, sous l’épiderme du bois, des milliers d’insectes reproduisent la vie. L’âme de l’homme est une chose informe qui se nourrit de tout. Les cinq sens ne lui suffisent pas. La cervelle contient plus de lumière qu’elle n’en donne, plus d’ombre qu’on n’en voit, plus de messages qu’elle n’en donne. Le dernier mot qu’un mort nous laisse n’est jamais le dernier. Il faut le respecter et le continuer.