Comme on creuse

Publié le par la freniere

 

J’écris sans projet. J’écris avec des mots, tout simplement, jusqu’au bout de la ligne, quitte à passer tout droit. J’écris comme on creuse une terre invisible. Quand une page est écrite, je n’y suis déjà plus. Le jour et l’heure ne sont pas du papier. Dans les mots que j’aligne, ce n’est pas moi qu’on lit mais l’espoir d’être en vie. Comme je bégayais, j’ai vite remplacé la parole par l’écriture. De l’espace biographique à la géographie, l’histoire se mêle aux arbres, le pollen aux objets, la résine aux jouets, la salive à la sève. Quand tous les souvenirs, les visages, les paysages s’estompent, ce sont les mots qui servent de regard. Je creuse mentalement les trous de mémoire, les trous noirs, l’amnésie.

Je m’intéresse aux pierres plus âgées que la vie. Leurs stigmates reflètent la première mémoire. La vie qui touche le bois mort en fait un arbre ou une pierre. L’homme en fera plus tard un cercueil ou un lit, des matraques ou une table. Chaque larme recèle une brousse d’images. Il faut remettre l’alphabet où nous voulons qu’il soit. Il n’y a pas que la matière des mots, mais surtout la manière de dire. Le ciel est nu au-dessous des nuages. On voit la peau du paysage. Les routes inconnues me semblent familières. Ais-je déjà vécu ? Les temps se croisent sans tenir compte de la conjugaison. Je suis devenu mon crayon, mon papier. Je le serai jusqu’à la dernière ligne, jusqu’au son de ma voix, jusqu’au silence de la terre. Traquant le merveilleux sous le banal, je tisse ma route avec des mots.

Chaque mot est une bille dans le grelot du crâne. Il m’éveille à la vie. Les mots se mêlent comme des légumes dans la soupe, donnant un nouveau goût à l’herbe des voyelles. Il ne faut pas arrêter le temps mais s’y laisser couler. Le monde ne tient pas dans un corps, une page, un regard. Un grain de sable sur la peau, une goutte d’eau sur le nez, la détente d’un muscle, les lèvres qui se plissent, les demi-lunes des fesses, les ailes d’un papillon, trois mille six cent tierces de rire se prolongent en mots. Je descends la main vers le papier comme on grimpe une montagne. Penché sur l’abime, je me maintiens en équilibre entre deux phrases. Quand il pleut, je deviens l’eau, l’odeur des nuages, les flaques de boue, les gouttes sur le toit, le poil mouillé des chats. Les coquilles de l’air éclatent sous ma langue.

Aucun arbre n’est pareil. Les oiseaux volent sans essence. Les paysages de l’homme ressemblent à ce qu’il est. Il n’a pas fait mieux que la nature. Je trouve la sagesse du côté des érables, la tendresse dans la tanière des loups et la délicatesse chez les fleurs. Je ne trouve rien d’autre dans un billet de banque que la faillite du sens. L’amour seul permet de croire à l’homme quand il n’est pas trahi par les succédanés. Les mots répondent mieux que les chiffres à l’équation du monde. Le cash ne se mange pas, pas plus que les zéros n’ajoutent à l’infini, les héros à la paix. Les yeux des hommes d’affaire ont des regards de haine. Les lèvres des laissés pour compte forment des o d’amour. Malgré tous les néons, les éclairs, les éclats, les reflets, nous vivons dans une panne de lumière. Le cœur s’est enrayé dans un néant poussif. La misère s’habille deux ou trop points trop grand mais chausse trop petit. Ses rêves de voyages ont déjà mal aux pieds. Les banlieues cossues parlent une langue de parvenus. Le clinquant du vulgaire dépasse des ombrelles. L’âme des nouveaux riches se noie dans l’ovale des piscines et les glaçons des drinks. Ils s’harmonisent en pire aux mœurs du jet-set. Ils ont des yeux pour ne pas voir et de grandes mains pour nous voler. Sous les costumes Wall Street, les cotes de la Bourse ont remplacé la peau.

On a du mal à vivre sans un vrai rêve sous le bras. On avance en sourdingue et le cœur en sourdine. Digérés par le mythe, les folklores n’ont plus qu’une façade en toc. Tant d’efforts rassembleurs, tant de vieux mots chantants, tant d’ancêtres debout à préserver la langue pour quêter en anglais devant un Mc Donald. C’est pourtant de la polyphonie que naît la beauté singulière de chaque note de musique. Dans le tricot du monde, chaque maille est unique. Chaque vague sur la mer a son propre visage. Les roseaux qui frémissent contresignent le vent. Le phare du soleil transperce les nuages. Je suivrai ma mort pas à pas, jusqu’à l’âme des vers digérant la parole, jusqu’à la vie des fleurs retrouvant le soleil, jusqu’à l’eau des nuages semant des grains de pluie. Je serai l’autre, celui qui fus et redeviens, celui que j’ai cherché de l’étoile à la terre, de la pierre à la voix. Un géant de papier portera ma parole. Nous avons tous besoin des mots comme les fleurs d’une abeille, d’un oiseau qui survit au milieu de la ville. Les souvenirs des gestes se mêlent au paysage, les images à l’oreille, les caresses à la voix, les nuages à la plante. Traversant le silence, la véhémence d’un corbeau me ramène à la vie, au désordre des choses, à l’ordre des secondes, aux battements du cœur.


Publié dans Prose

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article