D'une rive à l'autre

Publié le par la freniere

 

D’une rive à l’autre, les mains poilues de la terre caressent la rivière. Ses vagues se dressent comme des mamelons humides. Le printemps naît sous les feuilles mortes. Les lèvres sèches s’éveillent avec l’eau des mots. Le cœur s’embrase aux crépitements du feu. Toute liturgie emprunte à la source et au feu. La parole remonte au premier cri de l’homme surpris devant la mer ou mordu par la flamme. La détresse à la main, la truelle dans l’autre, je bâtis patiemment une maison de paroles. Du premier au dernier mot, il y a toujours l’amour en filigrane, même dans les cris de colère. Je ne veux pas haïr mais certains hommes le méritent. Quand l’intention de l’âme réside dans les mains, tout redevient caresse. Elles façonnent l’argile d’où surgit le miracle. Elles rebâtissent à neuf ce qu’elles ont détruit. L’homme devient porteur de bien plus que lui-même.

         Les petites choses qu’on porte en soi deviennent parfois si lourdes, les petits mots, les grands remèdes, les miettes, les retailles. Sous le mensonge des apparences, nous vivons dans les déchets du monde, l’orgueil, l’usufruit, l’appétit du pouvoir. Le sang des guerres coagule sur des images pieuses. Même le chant des oiseaux arrive mal à laver la grisaille du temps. Le placenta social rejette certains mots. Ils vont comme des chiens sans pattes qu’un seul os peut nourrir. Tous ceux qui ont des mains ont parfois les mains sales. Il faut beaucoup de courage quand on est homme pour continuer d’aimer. Je viens de l’air et des étoiles. Je viens de l’eau et de la pierre. Je viens du cri et de la mort. Je viens d’une femme et de l’amour. Je viens de mes enfants comme ils naissent des leurs. J’ai mis l’enfance dans mes rides pour la protéger des adultes.

         Aucune phrase ne finit. Arrivée au regard final, elle garde les yeux ouverts. L’enfance qu’on abandonne ne meurt jamais vraiment. Il suffit d’un rien pour éveiller son âme. Les baisers entrevus rendent la terre habitable. Quelques secondes suffisent pour nourrir une semaine, deux notes de piano, un brin d’herbe qui prie, un ruisseau qui s’arrête et regarde le ciel. Quand j’ai faim, j’ouvre un livre, je regarde dehors, j’écoute de la musique ou j’écris le mot pain. Pour allumer un feu sans allumettes, je frotte l’âme sur la chair comme deux pierres qu’on cogne. Des étincelles de mots enflamment la parole. Le vent ne parle pas de lui. Il chante pour chacun. Le pouls du monde s’agite sous la peau du possible.

La terre est dans ma chair. J’y élève des mots dans la maison des feuilles, croisant les jours d’eau lasse avec la mer en liesse, les petits fruits qu’on suce avec les métaphores. Il pleut sur mes papiers. Chaque goutte accentue la pénombre de l’encre. J’avance les pieds nus sur la colère des couteaux. Affûtant mes crayons, l’oreille collée aux mots, la bouche en forme de fleur, je marche dans mes livres sans ramasser les miettes, avec des oiseaux évadés de la lune, des racines mises à nu, les jupes douces de ma blonde. J’aide la soif à rêver, la solitude à peindre et l’homme à rester bon. Je plonge à nu dans l’eau du temps. Je grimpe aux arbres tutoyer les géants. Ceux qui n’ont qu’un abri, je leur ouvre ma voix. Quelques mots flambent encore dans le foyer du cœur, une bûche d’érable, une braise d’espoir. Je reviendrai demain avec mes pas posthumes nettoyer le silence. Le poème s’entête à affronter le temps comme une fleur debout tenant tête à l’orage.

Les fleurs m’aident à vivre. Les plantes et les bêtes m’aident à penser. En fait, toute la nature m’aide à rêver, de la pierre à la pie, de l’argile à la parole. Les noms des morts dans mon carnet d’adresses laissent une trace de silence, une cicatrice de papier. Ceux qui survivent sans espoir et sans pain survivront sans papiers ni monnaie. Leur soif apprivoisée saura trouver la source. Au plus creux de la cave, ils ouvrent sur la lune les yeux d’une lucarne. Ils marchent comme l’eau sur un plancher de braises. Le cerf-volant du cœur perdu dans l’invisible, ils en tiennent la corde. La tête pleine de nuages, ce sont mes propres larmes qui se mêlent à la pluie. Les prés se gorgent d’eau à coups de gouttes folles. Une image se dresse dans la foule des mots. La clef des métaphores m’y ouvre l’infini.

Des anges passent dans la ville avant l’heure des marchands. Ils cueillent la rosée pour ne pas qu’on la vende. Ils sèment dans la nuit des graines de couleurs. Ils disparaissent comme une ombre entre deux murs de lumière. Les bribes de nuages, les vols d’oiseaux, les météores, les étoiles sont la faune et la flore du ciel. Nos regards les arrosent de la beauté des yeux. Lorsque la terre nous porte au sommet de sa courbe, nos paroles les cueillent sans briser les racines. Je suis parmi les bêtes un témoin de la vie. La sève monte jusqu’au soleil sur le chemin vertical des arbres. La terre cicatrise plus vite que la mort. De nouvelles pousses émergent dans les troncs qui pourrissent. Luttant contre le vent, toutes les herbes avancent de front. Les vagues font la course. Les fruits s’impatientent à la saison des fleurs. Une armée de ronces monte la garde en attendant les mûres. Dans les rues végétales, des insectes circulent sans permis de conduire, sans papiers, sans diplôme. Je marche en zigzaguant pour ne pas les heurter.

Il y a des arbres avec des têtes humaines, des pieds d’athlète, des bretelles de bois, des feuilles de musique, des nids d’oiseaux, des fruits sonores. Leur chant passe par ma bouche. Il y a des meubles qui gardent leurs racines. Ma vieille table en bois se nourrit de pain sec. À la tombée des feuilles, elle pleure avec le vent. Ses nœuds se souviennent-ils du bec des pics bois, des larmes de résine, des insectes gourmands déshabillant le tronc. Je soupçonne mes chaises de s’éveiller la nuit pour accueillir des fantômes. Quand je pars bûcher, un abîme se creuse entre les meubles et moi. Ils boudent à mon retour. Les chaises boitent. Les tiroirs n’ouvrent plus. Les portes grincent. Un bruit de laine monte des pâturages du lit. Les cure-dents n’ont plus faim. Un brouillard monte des livres et embrouille les mots. Les planches font la vague sous les pieds des armoires. Il me faut deux jours pour les amadouer, sauf le vieux coq en bois qui se met à chanter quand je voudrais dormir. Je sors mon crayon. Le marchand de sable s’enfuit en échappant des heures. L’horizon monte jusqu’à ma fenêtre.

Quand mes petits-enfants titubent dans le sous-bois où les arbres ont leur âge, mes oreilles d’adulte ne savent pas ce qu’ils disent. Je dois perdre la tête pour entendre le cœur. Mes yeux respirent dans un couloir d’images. J’ai perdu la parole pour connaître les mots. Je ne parle qu’aux pierres, au soleil, à la nuit. Je fais le moins possible mon sale métier d’homme quand il se croit puissant. J’élève dans un cahier des insectes verbaux. Des questions se concentrent à l’intérieur des yeux. Quand ils s’ouvrent ou se ferment, ils cherchent des réponses. Le paysage parfois répond à leur regard. J’avance avec mes yeux d’hier, mes jambes d’aujourd’hui, mon âme de demain. Le temps boite entre mes lignes. Un ange passe dans les blancs du poème, une fée sans baguette, un gnome de jardin.

Au temps de la névrose, des tombes qui s’ouvraient, du sel dans les poumons, des larmes dans les mots, j’ai découvert la pluie. Elle me parle depuis la langue des étoiles. Au temps des ecchymoses, des sourates guerrières, des sonates blessées, des trous dans la musique, j’ai découvert le vent sur la harpe des feuilles. Au temps des détritus, des ferrailles, des tours à numéros, j’ai fait confiance aux arbres et j’ai renié Dieu. J’ai rempli ma salive d’espoir végétal. Assis parmi les fleurs, je ne jardine pas, je respire le pollen d’un appétit d’abeille. Je pique la peau des mots du dard de l’écriture. Je recueille les gouttes qui désertent la pluie, les flocons qui s’égarent dans l’ombre d’un terrier, les grains tombés dans les épines. Quand je relis mes lignes, tous les mots ont changé. Mes traits ont disparu sur le miroir du monde. Dans la maison sans murs, on voit mieux les visages. Je reprends mon crayon comme on quitte la route pour cueillir une fleur ou un caillou blessé. J’écoute le silence par l’oreille des phrases. Quand l’encre ne tient pas, je sors prendre l’air et j’écris sur la pierre. Si tout doit disparaître, il restera le vide où tout recommencer, l’écriture des fées ou un ballet d’oiseaux. Une existence verticale a besoin des vertèbres de l’air. J’allume des voyelles dans la nuit sans images. Les mots reviennent avec leurs mains ouvertes pour accueillir la vie.


Publié dans Prose

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