Dans le coeur

Publié le par la freniere

Mon père jouait du piano. Ma mère peignait. Mon grand-oncle était compositeur et fut le premier à accompagner les films dans une salle de cinéma muet. J’essaie d’en garder quelques traces entre les lignes, un ragtime, un geste à la Pollock, une valse au miroir. Peu importe la durée du geste, on peut écrire pendant mille ans d’une phrase à l’autre ou bien l’espace d’une seconde. J’écris avec des hortensias, des petites roues d’enfant, des miracles, des brins d’herbe, des bruits de gorge à la manière des Inuits, du bran de scie, de la colle, des bras de marionnettes, du fil et des vieux clous. La moitié du travail consiste à regarder. Une goutte d’encre est une goutte de pluie rafraîchissant la page, une goutte de sang, une goutte de sperme, une goutte de vie. Réfugiée dans le cœur, la vie fragile demeure la plus forte. La cage thoracique d’un oiseau abrite une chorale. Le pied des fleurs soutient tout un musée d’odeurs, d’arômes, de nuances. Un fruit sur une branche prélude l’infini.

        

 Il ne suffit plus aux riches d’être riche, ils voudraient en plus être éternels, quitte à tuer le monde qui les entoure. Peu importe ce qu’ils font, la vraie vie les évite. Pour écrire ce livre, je couche mes années sur un lit de verdure et de ronces. Je soulève la vie du bout de mon crayon. Je gratte sous l’écorce. Je mords dans la chair. Bras tendus en avant, j’avance dans le noir. Un atome de lumière déchire les ténèbres. Il suffit d’une voix qui parle de bonté, d’une caresse imprévue, d’un sourire d’enfant, d’une goutte d’eau qui traverse le feu et en ressort plus fraîche. On ne sait pas comment l’on rencontre l’être aimé mais on ne se trompe jamais. Il n’y en a qu’un seul.

 

Je lance des mots au hasard comme une poignée d’herbes folles, un tison dans la neige. Un oiseau lit par-dessus mon épaule. Il retranscrit chaque mot dans un nid de brindilles, reprenant les images que je lui ai volées. Je suis passé sans trop m’en rendre compte des livres qu’on lit aux pages qu’on écrit. Ils sont faits d’une même matière. Mot à mot, je continue d’enlever toutes les choses inutiles. Je décante mes jours. Je m’habille avec les pages tombées du livre, la couleur du style, les manches du hasard. Les virgules me servent de boutons, les parenthèses de chemise. J’ai les sourcils en accents circonflexes, les deux yeux en tréma, des souliers tachés d’encre. Accroché aux moignons des arbres, je monte vers le ciel pour manger les nuages des yeux.

 

Entre les poètes de papier et les poètes de chair, la différence est l’âme. Les portes, même ouvertes, sont trop petites pour une sonate de Bach. Il faut de l’infini pour supporter toute la misère humaine. Les Jack les plus épouvantables baissent la tête devant une simple larme. Je ne reconnais pas la gauche de la droite. Je ne sais pas écrire de belles histoires toutes rondes, des pages bien peignées, des phrases sur leur trente-six, des mots polis comme des billes. J’échappe des voyelles partout. Je brise les images. Hors de propos, hors d’ordre, je zigzague sur une ligne droite. Le peu de bruits des mots laisse chanter l’oiseau mais fait taire les criards. Je bois une eau qui n’a pas d’âge. Les arbres trempés de pluie en gardent la fraîcheur. Mon corps s’y réfugie. Je tends les bras. J’ouvre les mains, dépliant lentement le buvard de l’âme. Je tiens par une tige invisible à la terre des mots. Je suis sur un chemin qui m’éloigne d’un but. On voit d’abord l’oiseau par les oreilles. Son chant est un ruisseau traversant le désert.

 

La vie et la mort ne croisent pas. Elles entrent coude à coude par la même porte. Elles se tiennent compagnie dans la maison du cœur. Une feuille de papier blanc me sert de pays. Je le traverse à coups de crayon. J’écris depuis le cimetière, ce sourire des fleurs au milieu d’un rictus. Les tombes les plus humbles ont une vue sur le lac. Les plus grosses ont leur façade sur la rue. Que restera-t-il du paysage mental que mon crayon dessine ? Une fée à la baguette brisée, une abeille précédant le désastre, une petite âme en chaussettes trouées, une flore mise à nu, une louche de lumière dans le chaudron des ombres ? Des plus sérieux aux plus brouillons, on écrit tous un peu pour réparer la vie, inventer une source quand les verres sont vides. Il ne vaut pas la peine d’espérer autre chose que l’inespéré. Qu’un seul mot dans une phrase fasse un tapage d’enfant et tout devient possible.

Publié dans Prose

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article