Des broutilles
Il n’y a plus que des broutilles qui unissent les hommes, une marque d’auto, une carte de crédit, le même horaire télé, le score du hockey, un numéro de loto, les mêmes bandes annonces, les marionnettes sans fil qui dirigent le monde. Ils s’accrochent ensemble aux mêmes inepties mais s’arrachent les jambes pour ne pas se lever. Le temps de l’accolade a vendu ses deux bras. Le temps tient toujours ses promesses. C’est l’homme qui s’affale devant ce qui rend sourd. Certains jours, j’ai le cœur comme une écorce ravalée, le reste comme une sève qui ne veut plus monter. Le temps n’est plus aux feuilles. Le temps n’est plus aux fleurs. Le corps n’est plus aux gestes. Un peu de sang persiste à couler sous la rouille et ne veut pas sécher. Un oiseau sur la branche écoute tomber la neige. C’est en silence qu’il imite son chant.
Pendant que des milliers de neurones jouent aux cartes sous mon crâne, d’autres cherchent des idées. Des mots s’entredévorent. Des phrases ressuscitent. Des souvenirs s’estompent. Je ne m’incline pas pour écrire. Je hausse le papier à hauteur d’homme. Je fais du vent avec ma bouche, une montagne avec rien, des mots tout habillés de muscles, des gestes gorgés d’encre. Je répare ma voix dans un garage d’oiseaux. J’ai mis ma tête de pioche au bout d’un crayon pour creuser dans la terre des pages. Des phrases peuvent se lever dans le regard des autres, souffrir dans les livres en pleurant des voyelles. Des mots peuvent s’envoler comme une neige à l’envers dans une boule de verre. Tout le vocabulaire peut se gorger de sang et se mettre à hennir, l’alphabet se cogner contre les cadres de porte, les oiseaux de papier avoir du plomb dans l’aile. L’air est chargé d’électrochocs. Il est parfois difficile aux mots de traverser les choses. Ils s’accrochent aux angles. Ils tournent autour de moi comme des anges en déroute. Les chaises bougent toutes seules. Un crayon déplace les montagnes. Les poils d’un pinceau transforment les nuages. Une ligne d’encre noire transporte la lumière. La vie éclate dans toutes ses grosseurs.
Les morts ne sont pas seuls. Les tombeaux ferment mal. Ce sont les biens portants qui vivent barricadés. Sans liberté, sans rêve, sans musique, notre corps n’est qu’une poupée soumise aux nerfs. Si la vie réduit l’homme à son humanité, la mort l’élève jusqu’à l’éternité. J’écris avec le cœur au bout de la main, la bouche pleine de terre et des nuages dans les yeux laissant pleuvoir le ciel. J’aime les cicatrices des chefs-d’œuvre, les fissures au cœur de l’habitude, les ratures au flanc de l’hébétude. Tant d’arbres m’ont aidé à avancer d’un pas. Tant de cailloux m’ont dit : «Continue, bonhomme ! » Tant d’oiseaux m’ont indiqué la route, mais si peu m’ont aidé à soulever ma pierre. Je m’adresse à mon loup, à la neige, à la pluie, à mon amour au loin, à mes petits-enfants qui apprennent la vie.
L’homme recommence toujours à se tirer dans le pied. Son corps efface trop vite la mémoire des souffrances. Il oublie son rapport avec les eaux, les arbres, les nuages. Il se croit seul à manœuvrer la machinerie du monde. Chacun attend derrière les barreaux de sa cage, le guichet automatique, les rames de métro et la dernière station. On a vu tant de morts qu’on ignore les vivants. On les regarde à la télévision. On twit vers le néant sans saluer le voisin. Si ce n’est pas l’homme qui tue lorsqu’il tue, qui est-ce ? Est-ce le même qui aime et caresse son chat ? Ceux qui pensent tout savoir ne veulent rien comprendre. Chaque objet qu’on possède est un bout de prison et l’or qu’on convoite un prétexte pour tuer. Dans ce monde où tout cherche à se vendre, il nous reste l’amour. Portant le poids de ce qui manque, je suis blessé près de la bouche, non pas à cause des mots mais de ce qu’ils voient venir. Repliés sur l’argent, les hommes se mettent en portefeuille et finissent en petit change. De sou noir en sou noir, ils se dissolvent dans la vente.