Des traces de présence
L’ombre grandit avec l’enfant jusqu’à devenir un homme. Il passera sa vie à chercher la lumière. Il en faut de la patience pour n’attendre plus rien. Une société malade ne pense qu’à soigner ceux qui se portent bien. Les écoles et les bureaux d’emploi sont des salles d’attente pour les enfants trop libres. Où les chiffres s’additionnent, les mots se donnent l’accolade. Tous les banquiers s’effraient à l’idée d’un poème. La maison du censeur s’écroule sous le poids des idées. Dans l’œil d’un millionnaire, même la mouche a un prix. La pauvreté des autres est la récompense des riches. Tous les biens qu’on possède finissent en déchets. Les choses trop voyantes font de nous des aveugles. C’est à partir de rien que l’on peut faire le plus. Ceux qui ont tout le vole quelque part, l’usurpe de chacun et dilapide le monde. Devant le pire des hasards, il ne faut pas donner de conseils, il faut rendre service. De désespoir en désespoir, j’écris avec l’espoir des mourants.
Le poing de la colère cache les lignes de vie. La paume ouverte les donne à voir. La souffrance s’évapore par la buée des yeux. Le plus petit brin d’herbe exige le respect. Il est souvent plus digne que l’homme. Il y a des nuits trop grandes pour dormir. Les rêves éclatent en mille feux d’artifice. L’étoffe du ciel se déchire. Je n’ai qu’un murmure pour ramasser les miettes, un tout petit murmure. Je laisse des blancs entre les mots. Je veux moins donner à lire que donner à écrire. Une flèche s’ennuie au centre la cible. Elle ne peut plus changer la trajectoire du monde. Je ne sais pas où vont les mots sans l’alibi d’une histoire. J’ai quand même l’impression qu’ils mènent quelque part. D’un crayon qui prend l’eau je dessine la mer, une plage dans le palais des glaces, une page avec des coquillages et des coquilles d’encre. Mon stylo perd ses mots et saigne sur la page, laissant sur le papier des traces de présence.
Il y a des jours où je me lève heureux comme un bouton qui tombe, un lacet oublié sur la route, une penture arrachée de ses gonds. La poésie est un cancre à l’école des mots. C’est avant tout une manière de vivre. J’écris au ras du monde, sur les papiers qui traînent, même les cadres de porte. Quand je voyage en auto, j’ai toujours l’impression que ma vie arrive à pied, quelques heures plus tard. Je suis un piéton plutôt qu’un voyageur. Je passe le plus clair de mon temps dans une maison qui n’existe pas. Chaque pas la dessine. Chaque pas est un mot. Chaque mot est une fenêtre ouvrant sur l’invisible.