Eeva-Liisa Manner
Eeva-Liisa Manner est née à Helsinki en 1921. Elle passe son enfance dans l’est de la Finlande mais doit fuir les bombardements en 1939. Elle vit alors l’exode. Ce Voyage, paru en 1956, recueil de poèmes, est son premier grand livre, elle attire l’œil de la critique. Elle devient alors une des figures de proue du mouvement Moderniste en Finlande. Elle est l’auteur de nombreux ouvrages, nouvelles, poèmes, romans et théâtre.
Œuvre poétique
Eeva-Liisa Manner a publié une quinzaine de recueils de poèmes.
Mustaa ja punaista (Noir et rouge), 1944
Kuin tuuli ja pilvi (Comme le vent et le nuage), 1949
Tämä matka (Ce voyage), 1956
Orfiset laulut (Chants orphiques), 1960
Niin vaihtuivat vuoden ajat (Ainsi changent les saisons), 1964
Kirjoitettu kivi, 1966
Fahrenheit 121, 1968
Jos suru savuaisi. Elokuun runot ja muitakin, 1968 et 1980
Kuolleet vedet (Eaux mortes), 1977
Kamala kissa ja Katinperän lorut (Horrible chat), 1985
Hevonen minun veljeni (Le cheval de mon frère) 1956 et1976
Kirkas, hämärä, kirkas: Kootut runot (Poèmes complets), sous la direction de Tuula Hökkä, Tammi, Helsinki 1999
Œuvre romanesque
Tyttö taivaan laiturilla (La fille sur le quai du ciel) roman autobiographique 1951
Kävelymusiikkia pienille virtahevoille ja muita harjoituksia (Musique de promenade pour petits hippopotames et autres exercices) (recueil de nouvelles et d’essais), 1957
Oliko murhaaja enkeli? (1963), sous le pseudonyme d’Anna September, parodie de roman policier
Varokaa voittajat (Gare à vous, les vainqueurs!), 1972, nouvelle édition 1976
Proosateokset (Œuvres en prose) sous la direction de Tuula Hökkä, Tammi, Helsinki 2003
Œuvre théâtrale
L’œuvre théâtrale d’Eeva-Liisa Manner comprend à la fois des pièces pour la scène et pour la radio.
Eros ja Psykhe (Éros et Psyché), 1959 (drame en vers)
Uuden vuoden yö (La nuit du nouvel an), 1964
Toukokuun lumi (Neige de mai), 1966
Poltettu oranssi — Balladi sanan ja veren ansoista (Orange brûlée), 1968
Varjoon jäänyt unien lähde, 1969
Vuorilla sataa aina (En montagne il pleut toujours), 1970 (pièce radiophonique)
Sonaatti (preparoidulle pianolle), 1971
Kauhukakara ja Superkissa. Kissaleikki, 1982
en français
Gare à vous, les vainqueurs! traduit du finnois par Yin Rousseau, Union des Théâtres de l'Europe, Paris 2003
Le rêve, l’ombre et la vision, poèmes choisis et traduits du finnois par Jean-Jacques Lamiche (édition bilingue finnois-français), Orphée/La Différence, Paris 1994
Le Monde est le poème de mes sens, traduit du finnois par Jean-Jacques Lamiche, Rivages du Nord, Tampere 1988
Eros et Psyché, traduit du finnois par Roger Richard, 1962
Temps
Les heures indolentes volettent,
les ombres mouvantes du cadran solaire,
fragments de ciel dans ce sable.
Son érythroptique majesté l’Oiseau-prophète
collecte pour ses cavités, couronné de noir
et féroce, féru de perfection
Je ne suis pas libre, mon désir est dans l’oiseau
Les rêves portent des roses, les doigts de l’ongle,
Les pierres sont des yeux Dans mon sang la croix
Je ne suis pas libre, à mon poignet palpite encore le temps
qui construit
les galeries calcaires pour ce sang,
de petits ponts, des escaliers qui dévalent
toujours plus bas leurs cailloux, les dates précises
en pierre pour les collecteurs de pierre du ponton
des pas que baigne le sel et les échos échoués
la file des jours et les déchets
jusqu’à m’élever et traverser
le temps éparpillé, le sable, les étoiles
Je suis un aimant, je retiens, si je veux.
Quand la rive
Quand la rive et son reflet sont parfaitement semblables
et qu’harmonieux et paisible se fait le mariage entre
ciel et eau,
quand profonde et claire est l’illusion du miroir,
et que flânent les animaux, et les nuages, et que la sombre forêt
frémit en profondeur sans un souffle,
il suffit alors d’une aile d’oiseau plongée dans l’eau pour
briser le mirage :
la reconnaissance émerveillée de l’eau et de la lumière
au monde,
fine comme la soir ; mais elle noue le mariage.
Et le monde, frais et beau comme après la pluie ou la
création,
ou une conversion ou une longue maladie,
est unique, lourd, seul membre à membre.
Car tu es l’adversaire
Protège-nous en cette contrée accidentée où nous avons
échoué à travers les espaces pour briller dans la neige
contre l’infini,
protège-nous des villes qui s’écroulent, des puissances
de carton-pâte, de chaque Rome fétide, quand l’histoire
se fatigue et que les nations se troublent ;
protège-nous des Obscurs et des Clairs, des poètes et
des scribes de la raison, protège-nous de tous les
lettrés, des juifs et des grecs, et du Christ des nations ;
car tu es l’adversaire, l’aigle dont on a cloué les ailes, tu
n’est pas un homme triste, ni une grande consolation,
ni une fraude qu’on imite jusqu’aux stigmetes et que
les prêtres lotophages emmaillottent d’humides
et mielleuses paroles ;
protège-nous des vaines rêveries, protège-nous des
terreurs inutiles, réveille-nous à jamais pour voir notre
culpabilité quotidienne que Tu n’as pas arrangée, et ne
nous pardonne pas trop vite.
Protège notre corps de la tentation d’immortalité,
notre âme protège-là du succès et de la paix, nos souvenirs
de l’humaine faiblesse, que nous cessions de
cherche la question dont nous sommes nous-mêmes
la réponse,
et accorde-nous de trouver par-delà le multiple l’Un
dont l’être nous reste inconnu, dont la beauté nous est
inconcevable, dont l’influence pèsera à jamais sur nous
et qui restera lui-même immuable,
qui est le cœur des créatures, et n’existe pas lui-même ;
qui est l’esprit du loup et de l’oiseau, et reste lui-même
sans esprit.
Eeva-Liisa Manner
Traduit par Jean-Jacques Lamiche