En équilibre

Publié le par la freniere

Il y a des phrases auxquelles je reste sourd. Ça dépend qui les dit. Le «il faut» d’un enfant n’est pas le même que celui d’un patron. Autant je me méfie du Dieu des chrétiens ou de celui des musulmans, je suis parfois tenté par le Grand Manitou. Ma voix est comme un loup. À l’approche d’un chevreuil, plein de petits ressorts se tendent sous sa peau, non pour mordre mais nommer. Toutes mes phrases se transforment en sentiers. Au cœur même d’une ville, je transporte avec moi une forêt tout entière. Chaque ligne se termine en ruisseau. Le vent trébuche sur la conjugaison et le bruissement des feuilles. Je vis comme en retrait au milieu d’une foule. C’est comme si j’habitais à deux lieux à la fois. J’ai pensé très vite à l’amour d’une façon absolue, droite, sincère. Je n’ai jamais connu les amourettes, les flirts, les intrigues. Le sol sur lequel j’avance est une mémoire imaginante, une dictée olfactive, une falaise pleine de petits sentiers, un lieu à regarder d’en haut tant autant que d’en bas, en équilibre entre l’air et la terre. Le passé le plus proche est déjà révolu, mais le rêve qu’il portait trace encore la route.

 

 Je ne veux pas éteindre toutes les petites lumières, me plier à la norme. Quand les lois sont injustes, il faut désobéir. Je suis attaché aux arbres. Un lieu sans arbres manque de vie. Dans un jardin, la naissance et la mort se touchent mieux qu’ailleurs. Aujourd’hui je marche dans la plaine, là où les ombres viennent des nuages, où les fruits poussent au ras du sol, où les arbustes parlent bas. Les mots s’ouvrent et s’écalent comme des noix, mais leur sens est ailleurs, ni tout à fait la chair ni tout à fait l’écorce. Au bord de l’eau, au ras de l’herbe, je guette le courant. Un écureuil fait les cent pas dans la lumière des fougères. C’est beau un être qui hésite. Ça repose de ceux qui savent tout, voyant le mal où est le bien. Un nuage d’hirondelles barbouille l’horizon. Un arbre mâche ses poils de barbe, préférant ses dents au rasoir du vent. Les nimbus font des moues de fillette. Le cœur de l’air bat la chamade. Le ruisseau me regarde avec ses yeux de pierres moussues. J’essaie de voir tout au fond. Il y a des yeux où l’on voit tout dans l’autre, de la cave au grenier, la couleur des murs, l’agencement des idées, l’horloge rouge du cœur. On peut même respirer l’odeur des sentiments.

 

 Malgré la volonté de l’air, quand l’homme perd son âme, le temps n’a plus de chair. L’espace rabougrit. Quand le désir fait plier les pentures du corps, la vie revient dans toutes ses grosseurs, du talon jusqu’au crâne. La raideur fait place à la chaleur du dedans. Le regard se soulève bien au-delà des yeux. On sent le sang faire sa ronde et parcourir le corps. On ne vit pas avec sa tête mais de ce qu’on a au plein du cœur. Je suis tout entier dans ma voix. Elle m’entraîne comme une herse labourant l’aire. Il pleut tout soudain, une pluie forte en muscles mouillant la chemise du monde, tripotant les foins blonds, faisant le chemin mou et les vitres embuées, un petit froid poignant la chair à l’emplein des bras. Ça fait des flocs partout. Des clops d’eau. Des flaques de nuage. Les onomatopées tombent dru. La pluie s’arrête tout soudain comme quelqu’un qui juge avoir tout dit. Une seule ondée suffit pour épaissir les odeurs. Ça sent la bête suante, la chair des champignons, l’acidité des pierres. Quand le soleil revient, on n’entend plus que les gestes des arbres, les saluts de l’herbe, les sauts d’insecte, le rire des ruisseaux sur le visage des collines. Une abeille danse autour de moi. J’ai du dire le mot fleur, ou miel, ou ruche. Un oiseau fait son nid entre deux paragraphes. Toute la vie éclabousse mon nez. Un cou planté comme un crayon entre les deux épaules relie les phrases de la tête aux paragraphes du corps.

Publié dans Prose

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