Entre deux portes
L’homme qui sait voler garde une aile coincée entre deux portes. Il bat de l’autre en vain en agitant sa langue. On se moque de lui comme d’un fou de village. Il sait pourtant les mots qui affrontent le vent, le souffle des orages et l’œil du cyclone. Chacun est à la fois Einstein et le chameau, Lazare et le Messie, le loup et le mouton, le renard et la poule, le rêveur et l’avare. Il suffit d’une idée, d’un fusil, d’un drapeau, d’un sou noir. Seul l’amour est l’eau vive qui transforme l’hommerie en être qui s’élève. Il retouche d’azur le chaos des visages. Quand j’aurai tout perdu hormis les blessures, ne trouvant plus mes choses dans la boite de vie, égarant mes lunettes, mes idées, mélangeant les torchons avec les métaphores et l’encre avec le sang, il restera toujours un souffle sur ma peau, une mémoire gravée jusqu’au fond de mes os. Il restera toujours la lumière de ma blonde combattant les ténèbres.
Toutes les comparaisons ne sont pas bonnes. On ne compare pas la vulve d’une femme à la valve d’un mollusque sans blesser l’univers et l’âme qui l’anime, pas plus qu’on ne déchire les pages d’un missel. On peut jeter au feu tout le savoir du monde tant qu’une seule caresse perpétue l’espérance. La nuit, j’enlève mes gestes un à un comme un fantôme se déshabille. Le matin, accrochés sur un cintre, ils m’éveillent en bougeant. Je les endosse avec ma peau, ma parole, mes yeux. Quand la lumière dit oui, une ombre dit peut-être. Je m’efforce chaque jour d’être le plus vivant possible. Tant qu’à marcher au pas, je boite des deux jambes. Dans l’église du coeur, devant l’autel du silence, j’élève une dernière phrase. Une larme grossit entre le monde et l’œil. Il nous faut une langue, une parole, une âme, sans quoi toute la vie n’est qu’un amas de chair. Il fallait moins savoir et mieux rêver le monde. Il fallait moins avoir et apprendre à aimer.
Tous les oiseaux récitent le verbe s’en aller. Je sais où sont leurs nids mais j’ignore où ils meurent. Lorsque les pages blanches ont le poids du silence, je laisse mon crayon voler entre les lignes. Ce que la pluie déchire, le soleil le recoud. Ce que défait la vie, la mort le prolonge. Ce que la route veut, le pas le dit pour elle. Le monde disparaît si on le compte en chiffres. Il reparaît soudain si on le conte en mots. Le corps trouve ses gestes au milieu de l’absence comme l’aveugle dans sa nuit la chaise où l’on s’assoit. Un fleuve touche toujours ses deux rives à la fois.
Ni l’arbre de la connaissance ni le serpent ni la pomme ne sont à l’origine du mal. C’est l’argent. Le boss de la firme Caïn inc., voulant toujours plus de profit, nous a fait passés du jardin d’Abel à la Tour de Babel. De l’aube de la vie à celle de la mort, les mots m’éclairent dans la nuit. J’ai appris à lire le mot caresse du bout des doigts, la route avec les pieds. C’est plus tard que j’en goûtai le sens. On commence par écrire pour répondre à la vie. On continue pour l’écouter. Chaque phrase prête l’oreille au murmure du sang, au passage du vent, au silence des choses. Toute la sève du monde résonne sur le tympan des mots, la souffrance des arbres, la gaieté des oiseaux, le bonheur ou le malheur des hommes, les pas perdus, les pas gagnés, les grands gestes du ciel saluant la moisson, le moindre changement dans l’habillement du temps. Un livre entre les mains, je m’apprête à changer de siècle, peut-être même de vie. On ne sait jamais où nous mènent les mots.
Faire carrière, c’est déjà faire l’autruche. De l’or noir à l’or bleu, nous vivons dans un consensus de sangsues : vider la terre de son sang. Chez les adolescents, les films de vampires ont remplacé la communion du dimanche. Chez leurs parents, les cartes géographiques se résument à la carte de crédit, l’espérance à l’argent, l’identité à une marque d’auto. Le portable et la télévision servent de religion. Qu’il s’appelle Lafleur, Laplante, Lapierre, Dubois, Laforest ou Létourneau, l’homme a de plus en plus de mal à respecter la terre. À rétrécir le temps, il s’ampute de l’infini. Le corps empiète sur l’esprit et l’esthétique sur l’éthique. Les mots ne sont plus que des motifs décorant le néant. Il ne se passe rien de plus que le temps qui passe. L’espoir s’arrange avec le désespoir comme un chien avec un bout de bois. Je n’ai que du particulier à déclarer, les petits pas, les tics, les petits gestes quotidiens. Je regarde le vent courber l’échine. Le lièvre qui détale au moindre bruit m’apparaît moins insignifiant que l’ouvrier rivé à sa machine, les médias fricotant la bêtise, toutes les idées prêtes à porter, les parvenus salopant la beauté. C’est toujours par le mauvais côté que s’attachent les hommes. La poésie est un intrus parmi les invités, le clou au milieu des écrous, la moelle des larmes dans un bouillon de culture, la colombe égarée dans un nid de vautours, une écharde de chair sur une langue de bois, une jambe d’enfant tenant tête aux essieux, une échelle de mots contre le mur du son.