Ici, la mort saccage

Publié le par la freniere

 

Ici, la mort saccage

                  abondamment. Nous pleurons nos morts sans plus disposer

                  d'une seule goutte de larme dans le corps. Plus de dix jours

                  après le drame, les rues sont dégagées de leurs montagnes de

                  cadavres. Les familles qui ont découvert leurs morts les

                  enterrent sans perdre de temps dans leur cour, question

                  d'éviter la fosse commune. Ces morts-là ne sont pas encore

                  déclarés. De toutes les victimes de cette fin du monde sur

                  mesure, en saura-t-on jamais le nombre un jour ?

 

 Les rues sont déblayées, mais

                  les ruines mangent tout l'espace, faudrait attendre encore des

                  semaines, voire plusieurs mois pour débarrasser la cité de

                  tous ces bâtiments brisés, de toutes ces vies cassées en bloc

                  sous les décombres.

 

Ces derniers jours à

                  Port-au-Prince, après le séisme assassin-démolisseur de

                  magnitude 7, les habitants se réveillent, pour ceux qui

                  arrivent à dormir, avec le saisissement d'être authentiquement

                  vivants. Les questions d'urgence se posent lors des

                  retrouvailles... « Est-ce qu'un tel ou une telle a

                  survécu ou pas ?» Si la personne a survécu, ça

                  provoque un soulagement, sinon on accepte sans mot dire.

 

Plus de dix jours après, et je

                  suis sûr que ça va me coûter la vie entière, cette tristesse

                  insoutenable, cette perte capitale que celle d'une ville, avec

                  ses palais et ses élus. Ses églises et ses dieux. Tous les

                  lieux symboliques ont coulé bas (bibliothèques, musées, écoles

                  publiques et privées). Que reste-t-il quand tout

                  s'effondre ? Une foule éperdue qui ne sait plus sur quel

                  pied danser. Des artistes peut-être. Des citadelles de douleur

                  sûrement. Des rêves de tombeaux munis de masques à oxygène

                  pour accueillir nos morts dans une éternité plus

                  respirable.

 

Hier mes frères sont venus

                  me rendre visite, m'apportant des provisions de

                  nourritures en provenance de Hinche, où toute ma famille s'est

                  entassée dans la maison maternelle. Il paraît que cette ville

                  n'a pas du tout  été touchée, pas un seul mort, pas un

                  blessé. Donc ma sœur sinistrée du côté de Canapé-vert, à

                  Port-au-Prince, a pris ses jambes à son cou avec son

                  mari  et ses quatre enfants pour se réfugier avec les

                  autres membres de la famille sous le toit maternel. Un rêve

                  que ma mère chérissait depuis toujours, celui de rassembler en

                  même temps ses enfants et ses petits-enfants. Elle envoie mes

                  frères comme messagers pour me convaincre de revenir sans

                  délai avec ma compagne et ma petite fille. Les sismologues

                  prétendent que cette ville, par sa position géographique,

                  serait toujours épargnée au cas d'un éventuel séisme.

 

Mes frères se lamentent, on n'a

                  toujours pas de nouvelle de Blanc, notre cousin. Ce dernier,

                  je présume, doit être porté disparu, j'en connais beaucoup de

                  cet ordre-là, dont jamais on ne saura comment faire le deuil.

                  C'est le cas de l'amoureux de Sergine, Gérard Le Chevallier,

                  un magnifique salvadorien passionné d'Haïti. Il venait

                  d'inscrire sur sa peau un tatouage de la terrible déesse

                  Erzulie Dantor. Les secouristes n'ont pas encore repéré Le

                  Chevallier qui était l'une des éminences grises de la mission

                  onusienne perdue sous les décombre de l'hôtel Christopher. Mes

                  frères ajoutent d'autres noms propres dans mon carnet de

                  nécrologie intime : Samanta, Liline, ainsi que l'épouse

                  toute neuve du fils aîné de mon parrain.

 

Je n'arrive pas à me

                  consoler pour  l'ami Axel, ce père de famille

                  quadragénaire qui remuait ciel et terre pour élever dans

                  la dignité ses trois enfants, tous péris sous les décombres de

                  sa maison à la rue Chrétien. Comment dormir sinistré avec

                  autant de morts issus d'une même famille ?

 

Je pense à mon ami,

                  l'écrivain Georges Anglade

                  tué  avec sa femme Mireille par le séisme. La veille, il

                  m'avait adressé un beau courrier rayonnant de mille feux, pour

                  saluer en même temps  mon retour en Haïti et la naissance

                  de ma fille. On se promettait de trinquer nos verres à la

                  soirée d'ouverture du festival Etonnant voyageur qui devait

                  débuter le lendemain, mais la fête des voyageurs étonnés

                  n'aura pas lieu en ce maudit soir du douze janvier, car

                  Port-au-prince était déjà une ville au soir de sa vie.

                  Définitivement trop triste, la date du douze janvier. Douze

                  comme si toutes les heures pleuraient en même temps la perte

                  sèche de toutes ces vies.

 

Que dire de la ville de

                  Léogane ? De la ville de Jacmel ? Détruites

                  comme des châteaux de cartes. Quelqu'un nous a appelés le

                  lendemain pour nous apprendre que la mer de Jacmel était

                  partie. Il y voyait des poissons morts plongés dans un fond

                  sec. Nous craignions tous un retour en force de cette mer, le

                  risque du tsunami, mais ce phénomène redoutable a dû se rendre

                  compte qu'il était déjà passé par là et a laissé tomber le

                  projet de revenir avec bruits et fureurs.

 

L'après tremblement de terre

                  est une réalité, une expérience hors norme à laquelle les

                  Haïtiens doivent faire face avec beaucoup de fiel, pour se

                  remettre debout, beaucoup de transcendance et de force

                  intérieure pour se remettre et réapprendre à marcher. Je pense

                  comme à un film d'horreur aux 200.000 blessés dont, pour la

                  plupart, les médecins ont dû, pour faire court, enlever un

                  bras, ou amputer une jambe. Serait-il trop tôt pour s'apitoyer

                  devant le sombre tableau de tout un peuple d'éclopés, de

                  veuves et d'orphelins, sans compter son lot des

                  détraqués ? Pensons à la profondeur du trauma et à toutes

                  les folies inédites que nos pauvres têtes vont devoir

                  encaisser.

 


Nous n'en sommes pas à notre première fin du monde à Haiti.

 
L'année 2004 c'était hier, date

                  marquant le bicentenaire de la république d'Haïti, mais la

                  fête n'a pas eu lieu. Allez savoir pourquoi ? Une bonne

                  occasion pour réveiller les fantômes parlants et pour ouvrir

                  la boîte de Pandore. Une bonne occasion aussi pour la presse

                  occidentale d'en finir avec les clichés, de cesser d'être des

                  ruminants d'un bricolage d'histoire, monté de toutes pièces,

                  raconté pour elle et par elle-même.

 

Lors de cette fameuse année

                  2004, le monde a retenu de nous l'image négative d'un peuple

                  de barbares s'entredéchirant deux cents ans après une

                  révolution. Lors de cette même année, une tempête surnommée

                  Jeanne la tueuse a fait plus de trois mille morts dans la cité

                  des Gonaïves. Le monde entier a dû retourner les projecteurs

                  sur le pays. Des centaines de millions de dollars  ont

                  été promis. Des dizaines de millions ont été volatilisés avant

                  même d'arriver dans la ville inondée. La presse internationale

                  avait une folle compassion pour nous, mais le coup de théâtre

                  s'est produit avec le Tsunami, qui nous a volé le rôle de

                  triste vedette sur la scène internationale. Et Haïti s'est

                  remis de plus belle à hurler sans témoins, à pleurer dans sa

                  solitude.

 

C'était hier encore,

                  2008, on s'en souvient, quatre tempêtes, phénomène rares

                 dans la littérature météorologique haïtienne, ont frappé coup

                 sur coup le pays. Les journalistes de l'univers s'excitaient

                 pour nous une fois de plus, mais la crise économique mondiale

                 nous a pris par derrière. Dans cet univers en banqueroute, ii

                 était devenu presqu'impudique de crier au-secours.

 

Maintenant voici qu'arrive un

                 séisme de magnitude 7.3, ce qui ne rentre pas du tout dans les

                 habitudes du sol haïtien. Ce tremblement de notre tiers d'île

                 qui a provoqué un tressaillement mondial est un test brutal

                 pour nous les Haïtiens et un grand cri d'alerte pour le monde..

                 Au plus fort de ces manifestations de solidarité planétaire,

                 Haïti sera-t-elle encore blackboulée par une autre catastrophe

                 qui pourrait survenir dans n'importe quel coin du globe,

                 replaçant le pays derrières ses barreaux familiers et l'oubli

                 coutumier ?

 

James Noël,


Port-au-Prince
24 janvier 2010

 

 D.R. James Noël est né à  
 Hinche (Haïti) en 1978. Aujourd'hui considéré comme une des  
 nouvelles voix de la poésie haïtienne, il est notamment  
 l'auteur de "Le Sang visible du vitrier (Vents d’Ailleurs,  
 2009) et de "Poèmes à double tranchant/Seul le baiser pour  
 muselière" (Magazine Le Chasseur abstrait, 2009).

 

Publié dans Prose

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