L'âge du bois
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ans mes nuits blanches tachées d’encre, il me semble renaître. Une lampe s’allume que je croyais détruite. Un univers se forme d’un assemblage de mots. Les phrases sont des bras, des arbres, des nuages. Il ne pleut jamais par hasard. Le vent de l’eau agite les feuillages. Une image tête en bas se prend pour un ruisseau. La fibre du papier se souvient de la sève. L’âge du bois apparaît sur l’écorce. Les morts revivent dans les livres. L’aimant de l’encre attire les images. Je tends l’oreille entre les ombres. J’ouvre les yeux entre les lignes. Chacun possède un jardin dans la bouche, une lumière dans la nuit. Le mot transforme les clous de portes en bourgeons de lumière, les trottoirs en sentiers, les trous d’homme en volcans. Des bêtes remuent dans la maison de l’être. Les chaises parlent avec la table. La porte est grande ouverte pour accueillir le monde. On entend chanter le ciel dans le bruissement des ailes, le passage des anges entre deux courants d’air.
Je ne suis pas causant, et pourtant, à chaque mot qui manque j’ai l’impression d’être amputé de l’homme, de perdre un peu d’éternité. Les paupières s’abaissent et se relèvent sans voir plus loin que les mots sur la page. Les pas se hâtent ou ralentissent sans approcher de l’horizon. Seul un trait de crayon enjambe l’arc-en-ciel. Je m’intéresse peu aux routes sinon celle d’un homme dans le cœur d’une femme. La lumière du soir s’enfonce dans la table pour éclairer la sève. J’y puise une encre blonde que noircissent les mots. Je cherche l’homme sous l’hommerie, la clef des champs dans un trousseau d’images, l’oiseau du cœur dans la coquille du corps, l’enfant désemparé devant ses bras qui bougent. Parler de moi, c’est dire la rivière Richelieu frémissant d’achigans, le Mont St-Hilaire aux bras chargés de pommes, la boutique d’Arcadius, mon grand-père, l’apothicaire des pauvres, le piano de Jean-Baptiste, la chaloupe Verchères que naviguait mon père, les tricots de ma mère. La route vers la source est parsemée d’épines. Enfant, j’avais déjà les jambes grafignées par les ronces en ramassant des fraises, les mains pleines d’échardes en grimpant aux pommiers, les poils de l’âme hérissés par le vent.
Il faut rester fidèle aux premières étoiles, soudé aux pierres, à l’humus, à la pluie, refaire l’escalier quand la marche du monde dément les utopies. Quand on brûle des livres, les mots prennent leurs ailes dans flammes du feu. L’espoir ne s’éteint pas. Il se dessine avec la cendre et le sang des blessures. J’écris quand même, encore, malgré tout à la place du mot fin. Je ne veux pas une moitié d’amour une moitié de haine. Je veux tout pour l’amour. L’eau traverse la terre avec ses aliments aveugles, ses antennes pour la soif. Les bêtes, les plantes, les hommes boivent à la même source. Combien de temps encore le blé poussera-t-il, le pouls battra-t-il dans les coquilles d’œuf ? Les oiseaux font leur nid dans un arbre abattu. La dynamite a remplacé le pain et les bourgeons du chêne finissent en cercueil. On manque de salive, de bonheur, de parole. Je traverse les montagnes du réel avec un rêve sur le dos. Je viens d’un marécage, de l’herbe, d’une source, d’une moisson de forces, d’une rivière d’images. Je fabrique une table pour une tête sans meuble.
Nos mots n’auront jamais la densité d’une pierre. Dans la foule qui passe, la multitude des pas accroît la solitude. Dans le corps de la ville, chaque veine perd sa route sans retrouver le cœur. À ceux qui veulent du feu, on n’offre que la cendre. Je reviens à la terre où l’air se déplace à petits pas de bête. La tête penchée comme une fleur, je respire l’odeur de la boue sous l’arrosoir d’un poème. Dans le jardin des langues, je plante mon crayon pour une promesse de plante. Je me réveille entier, un lapin dans le chapeau et la volière de ma tête ouverte sur le ciel. Je retrouve l’enfant qu’un écureuil occupe, qu’un brin d’herbe fait rire, qu’une pierre émerveille. Un chant d’oiseau renaît sous ma coquille vide. Le seau lourd des ténèbres se transforme en lumière. La pomme et le couteau s’unissent dans la bouche par le baiser du goût. L’incendie de l’amour laisse des cendres d’or. Je regarde la vie par l’œil des bourgeons. La lumière sort de l’ombre et cogne à la rétine. Les paupières applaudissent les clignements de l’air. Peu importe l’orage, l’arc-en-ciel se pose comme un toit de couleurs sur les murs de la pluie. Les chiens maigres de l’ombre rongent un os de lumière.