L'orage éclate
L’orage éclate au loin. Les cirrus grossissent comme des foulards en boule. Le soleil fait la gueule. Les arbres s’interrogent sur l’intention du vent. Le bégaiement du ciel ne donne pas de réponse. Je troque ma peau nue pour une vieille bougrine. Je prends mon parapluie et mon seaman’s handbook. J’aime écrire sous la pluie. Les mots me tombent sur la tête et mouillent le papier. L’alphabet flotte sur les rigoles d’encre. Des images d’eau folle me remplissent les yeux. Les nuages peu à peu descendent d’un étage. La brume écrase les collines et s’accroche aux rochers, laissant des traces humides sur la peau des maisons. Le vent dépeigne les oiseaux. Les bourgeons assoiffés ont les yeux grands ouverts. Les poteaux de téléphone se raidissent le cou. La portée noire des fils a peur de la pluie. L’orage approche à la vitesse des éclairs. La terre si légère s’habillera de boue. Le long cou des gouttières mettra son collier de perles. Le vert des fougères réclame son pinceau. Les tulipes faseillent et les feuilles flageolent. Les mots tombent de partout sur mon cahier mouillé. Les phrases font la vague et coursent sur la page. La forêt se méfie des arpenteurs. Elle se donne au soleil, à la pluie, à la neige. Elle accueille les bêtes et protège les oiseaux. Elle se confie au vent. C’est une église végétale où les insectes prient, une cathédrale de verdure où les racines communiquent. La vie au ras du sol rejoint celle des astres.
Tous les duos d’oiseaux se taisent avec la pluie. Je dois les remplacer par le chant d’un stylo, la musique des mots, un violon de papier. Devant l’abrutissement du monde, je me raccroche aux maigres plantes, à la mousse, au lichen, aux fleurs qui résistent à l’attrait du ravin. À marcher sous les arbres, j’ai les épaules trempées, les mains froides, le cœur plein de cascades. Le fond de l’air ressemble à la lumière de lune tachetée d’ombres et d’éclats. La terre semble revivre sous la buée de la pluie. L’eau n’a pas d’âge mais en porte les rides. Mon crayon rue devant l’obstacle comme un cheval qui bronche, un ressort qui trépigne, une soupape qui saute. Le cœur a des ratés mais continue de battre. L’orage est là, tout près. L’eau tranquille d’hier est devenue torrent. Les premières feuilles tremblent. Sous l’écorce des arbres, les muscles se rétractent. L’aubier pompe la sève comme un cœur végétal. Les doigts du ciel touchent toute la misère humaine sans pouvoir l’effacer. Les fleurs avancent vers le pinceau du temps et reviennent habillées de printemps. Des petits cols Claudine, des capuchons de bure, des clochettes en dentelle oscillent dans le vent. Quand on ouvre les yeux, les images vacillent sur une tige invisible. Certaines mangent le paysage. D’autres nourrissent l’horizon.
Il y a des blessures que même la mort ne guérit pas. Seule la vie y parvient. Je n’aime pas les mots habillés pour la vente mais une parole apprise dans le vrai des syllabes, le dessous de la peau et le vierge des os. Même libres, il nous arrive de penser en otages. Heureusement, il y a toujours le peu, le presque rien, le petit, l’inutile. La pluie laisse entrevoir l’invisible. Vient un jour où nous allons où n’arriverons pas. Quand il n’y a plus rien, il y a toujours Mozart ou Waldron pour me tenir debout, quelques phrases de Kafka, quelques mots de Vernet, quelques traces de loup, quelques vers de Guillevic, la chaise de Van Gogh où m’asseoir un moment, un ciel qui chuchote à la demande des oiseaux, les mille portes de l’air s’ouvrant comme des yeux, une cuillérée de lumière dans un grand bol de nuit, une simple voix dans la distance. Il y a des mots qu’on doit laisser aux choses, des cendres ayant perdu le souvenir du feu. Il y a toujours quelque part un homme qui écrit. Il se peut que ses mots éclairent les nuages, que ses phrases répondent au sourire des fleurs, que son encre se mêle à la sépia d’un ruisseau. Quand j’écris, je respire plus large. Je suis prêt pour la mort. Notre âme est un outil au manche chauffé à blanc. On s’en sert comme on peut en se brûlant les doigts.