La camisole des phrases

Publié le par la freniere

L

es mots sont démunis face à la terre mais plus près de l’univers qu’un homme face à l’étoile. On écrit toujours un peu à partir de sa tombe. Sur la froideur des parfaits, je mets un peu de boue, le piment d’une erreur, quelques poivrons ardents, la langue de chacun. Dans le silence des muets, j’apporte la parole, la musique dans les entrailles d’un piano, le rire d’un enfant dans le discours de l’homme. Au milieu de la tempête, chaque arbre se transforme en instrument à vent. C’est alors que mes mots font leur nid dans la fosse d’orchestre. Toute mon enfance turbulente grouille encore dans ma tête, les chansons de ma mère, le piano du grand-père, les tresses de ma soeur où j’accrochais ma voix. Malgré la camisole des phrases, les mots n’en font qu’à leur tête, dansant et chantant à la fois, clopinant sur un pied ou marchant sur les mains. Le cœur ouvert en parenthèses accueille ces gamins qui lancent des cailloux. Si Dieu s’efface devant l’homme, ce dernier jettera-t-il les armes, deviendra-t-il meilleur, se mettra-t-il à rire, à remercier la terre, le soleil, la vie ? Le cœur ouvert comme une fleur se ferme-t-il la nuit ? Depuis le premier jour, je n’ai jamais pu faire autrement que d’écrire. La vieille conjugaison s’habille avec le temps. Les tics grammaticaux y côtoient l’esthétique. Les mots veulent toujours dire autre chose qu’eux-mêmes.

En poésie, les mots sortent en boitant, un peu à la manière du blues. Ils doivent leur beauté à cette infirmité. Les voyelles cachées leur donnent leur élan. Mon Bic avance sur la page comme un ongle qui griffonne la chair, les faux pas d’un chameau venu brouter la neige, un bonhomme de glace dans une tempête de sable. Je replace un à un les morceaux du soleil dans le puzzle du ciel, les nuages à l’endroit, les oiseaux dans leur vol. Un pouls secret fait battre les artères du temps. La cendre se rappelle des caresses du feu et réveille le fleuve de son sommeil d’hiver. Le verre n’a plus d’eau mais retrouve la source. Par l’humus et la pluie, les feuilles remontent aux branches. Par la neige et le sucre, la sève des érables nous inonde la bouche. Les brins d’herbe têtus se redressent dans l’air. La musique remplace le bruissement des choses. Les poils se hérissent sous la chemise du verbe et le soleil fait fondre la doublure des manteaux. La tristesse refoule comme un chandail mouillé. Les bancs de neige rapetissent. Les ruisseaux grossissent. Le lac s’élargit. Les cadavres d’oiseaux se transforment en nids. La montre du pays remonte ses ressorts. L’œil du temps s’allume. Le cœur cassé du rêve recolle ses morceaux.

Il manque trop de barreaux à la vie. Je tiens l’espoir par les deux pieds pendu en l’air comme on retient le temps. Chaque instant est pareil à la porte qu’on ouvre ou à celle qu’on ferme, au courant d’air         qu’on traverse. De légitime défense en légitime démence, on se cogne partout. Nos mains s’accrochent aux gestes, nos rêves aux derniers restes. Demain est trop loin. On oublie le présent. On en fait du malheur. Je cherche les mots pour apprendre le langage du monde, les gestes pour le dire Les herbes se redressent aimantés par l’orage. Le cœur bat contre le corps et se débat contre le temps. Le sang coule d’une veine à l’autre. Le chant passe de bouche en bouche. On marche sur un fil en retenant la chair de trop s’y enfoncer. On jette quelque fois un regard sur le ciel, une fleur aux nuages, un espoir à la terre. On s’accroche à l’autre. On lui décroche la lune. On perd son âme dans les choses. On le retrouve dans les mots, les gestes d’un potier, les lignes d’un dessin, le bois d’un violon.

Il y a des réalités qui n’ont pas de centre, aucune possibilité d’en tirer des règles, une boussole sans nord, une pendule sans aiguille, une lune sans reflet, un gosse au départ d’un manège. C’est de là que j’écris comme au bord de l’abîme. Le sentiment d’aimer cherche des corps où s’incarner mais la plupart des hommes ne le voient pas. Ils perdent leur vie à la gagner, cassent du Juif sur les Arabes, broie du noir en attendant le café. Ils comptent leurs sous sans voir l’hameçon qu’ils avalent de travers. Ils perdent leur langue dans un portable, leur voix aux élections, leurs doigts dans un panier de crabes. Ils vendent leur âme pour un salaire et troquent l’or du temps pour une poignée de change. Ce matin, j’ai la mine d’un crayon. Les mots veillent quand je dors. Ils gardent la maison quand je pars. Lorsque la route s’égare, ils me tiennent la main. Lorsque le sol s’écroule, ils me tiennent debout. Je me retrouve dans le chant des insectes, la rumeur des eaux, la vérité du froid. Mes pieds se sentent à l’aise dans les flaques, mes yeux dans les nuages, mes doigts sur du papier. Les grimaces des mains se transforment en sourires. Des bras endoloris de mon corps, je m’évade par une image. L’âme se dresse sous mon écorce d’homme jusqu’à la chlorophylle des caresses. Du fond de ma poitrine, j’écris avec des mots plus vrais que la monnaie.

Publié dans Prose

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