La caravane passe

Publié le par la freniere

Les chiens aboient, la caravane passe, mais les chiens dogmatiques avec leur bouche en arme ont mordu le proverbe. Entre les mains liées et l’orgueil des choses, nous n’avons plus que la langue pour bâtir un pays et faire l’histoire. Il y a longtemps qu’on a bradé la liberté du cœur pour la santé bancaire, dilapidé l’espoir, vendu nos terres, asservi nos ressources par le chantage des chiffres et le déséquilibre des échanges, sacrifier les érables au pain de la finance, vendu la peau des pieds pour sauver nos bas de laine, croisé les têtes de lard avec des tirelires. Si les vaches devaient donner de l’argent, elles n’auraient pas de pis mais un guichet de banque. Nourries avec le surplus de graisse, les mêmes publicités relient le Voir au Devoir, The Gazette à La Presse. Nos yeux s’éteignent à trop lécher les images virtuelles. Que faire avec un verbe qu’on habille en mimique, un enfant qu’on déguise en soldat, une femme qu’on perçoit comme une fente à monnaie, un homme qu’on transforme en client, un espace qu’on mesure en barreaux, un temps qu’on calcule en dollars, une histoire que l’on compte en cadavres ? La concupiscence aurifère a déjà trop duré, trop détruit, trop brisé. On casse les enfants pour en faire des hommes. On casse les vieillards pour effacer la vie. Il faut reprendre la parole de la souche à la bouche, de la source à l’estuaire, du quotidien jusqu’à l’universel. Je prends les mots entre mes lèvres jusqu’à m’en déchirer. La langue du poème précède la langue du commerce. Je veux des mots avec un corps de femme, des paroles d’enfant, des poèmes de bête. Où vont mes phrases quand je me tais ? Où vont mes pas quand je m’arrête ? La même âme traverse la chair de chacun. Dans cette vie où tout se vend, je poursuis le vent, la rivière, l’oiseau. Je voudrais avancer en avant de mes pas, recomposant la glace et le silex avec le sang des mots.

         Je glisse comme un ongle sur la douleur du temps. Heureusement que le soleil se lève pour nous aider à vivre. J’y plonge mes yeux comme les poils d’un pinceau sur la palette du ciel. Je ne suis jamais seul à regarder le vent. L’énergie des regards façonne le paysage. Une lumière se cache parmi les choses les plus banales. La joie d’une langue dans le rouge des fraises, les oies blanches enfoncées dans leur vol, les mots qui tintent dans les bulles d’air bleu, l’appétit des racines dans la tourbe de l’âme, les poussées de la sève, les battements du cœur nous confèrent le devoir d’aimer, le plus beau du verbe être. Un fleuve nous habite. Une terre nous reste à vivre, un lieu à partager de chacun à chacun, apparenté par l’âme. La croisée des chemins n’est pas dans la géométrie des carrefours. Le voyage reste vain sans les routes intérieures. Mes pas retrouvent les sentiers, ma peau le dénuement. Je cours avec mes jambes dans la tête. La rédemption de l’homme n’est pas dans les étoiles mais le respect des sources. L’important n’est pas d’être mais de ressusciter.

         Il y a maintenant trois jours que le soleil refuse de sourire. Mon crayon manque d’images. J’en suis réduit aux métaphores abstraites. Celui que je ne suis pas marche à mes côtés. Le bruit de ses pas s’infiltre dans mes pas. J’attends au bout de chaque lettre, le post-scriptum de l’éternité. L’espoir n’est plus qu’un homme sans tête, sans bras, sans jambes. Il tient debout serré contre les autres. Il n’a pas besoin d’yeux pour constater l’état du monde. Il n’a pas besoin de bras dans un désert de caresses. Il n’a pas besoin de jambes quand la route est coupée. Il redoute les barreaux, les barrières, les murs. Il a peur des larmes, des armes, des alarmes. Il rafistole la vie avec des bouts de rien, des petites choses, des lacets, du sparadrap, des trombones en folie, des mèches de cheveux. Je lui offre mon bras pour ne pas me perdre, mes bras comme une valise. Je lui prête mes yeux pour dessiner le soleil, mon crayon pour écrire. Nous sommes tous les branches d’un immense pommier, la sève sous l’écorce, le ver dans le fruit, la caresse du vent. Il y a plus de soixante ans que je vis et je m’étonne toujours.

Publié dans Prose

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