Le droit de vivre

Publié le par la freniere

N

ous sommes là à nous mépriser mutuellement, prêts à nous faire la guerre, alors que nous pourrions aimer. Notre existence futile en serait plus utile. Le droit de vivre se mérite comme celui de mourir. Quand les plombs sautent dans la tête, le cœur devient électricien. Quand les artères se bouchent, l’âme se fait plombier. Il y a toujours une certaine impudeur à manger en groupe. La bouche qui mastique éloigne les baisers. On dit que les hommes se reconnaissent à la crasse qu’ils laissent. Pourtant, parmi les rognures d’ongles, on ne distingue pas les orteils d’un roi de celui d’un paria. Lorsqu’un homme se qualifie par son nom, son âge, son métier, il n’est plus qu’un cadavre, quelques chiffres sur un formulaire. Pour la plupart des gens, Pessoa n’est personne, mais je me perds dans sa foule. J’apprends à lire dans ses rides, ses larmes, ses hoquets. Le murmure du vent est ma seule prière. Chaque arbre que le soleil allume est un cierge païen. C’est la faim qui justifie le pain. Celui qui accumule le plus encombre l’espérance. C’est dans le moins que l’homme s’agrandit. Je ne veux rien posséder mais je veux tout de la vie.

         Pourquoi tant se presser ? Peu importe où l’on va, nous resterons toujours à la même place par rapport au soleil. On fait le tour du monde en quelques jours, on accumule des tonnes d’informations, on parle plusieurs langues, mais on n’est plus lié à la conscience cosmique. Rien ne nous distingue plus des choses qu’on achète. Où est la liberté quand l’objet nous choisit par sa publicité  et les élus le sont à force de mensonges ? Parmi tant de simagrées, quel geste aujourd’hui nous rattache aux étoiles ? Le rire d’un condamné à mort est plus vrai que les larmes d’un prêtre. Face à l’abîme, j’avance toujours d’un pas. Dans un rêve, tomber nous apprend à voler. Les fleurs sourient à nos moindres paroles, hochant la tête avec le vent. Elles font semblant d’entendre ce qu’elles savent déjà. À la pêche aux voyelles, mon âme se tortille comme un ver. La moindre goutte de pluie, le moindre fétu de paille sont un aspect visible de l’éternité. Quand je dessine un arbre, je voudrais que la sève surgisse. Quand j’écris le mot cœur, je voudrais bien qu’il batte. Je suis toujours l’enfant qui s’amuse d’un rien. J’entrevois un oiseau dans les deux bras d’un t. J’entrechoque les mots comme on allume un feu. Quand j’y pose ma plume, un frisson de lucioles s’agite sur la page. Un ruisseau court entre les lignes jusqu’à la mer des yeux.

         Souffrir dans la vie pour un bonheur après la mort n’est qu’un raisonnement d’usurier.  Il y a dans le réel plus d’illusoire que dans le rêve. Dans les moments de silence, c’est l’âme qu’on écoute. Je ramasse à la pelle les copeaux de l’espoir, la neige blonde du bois qui tombe des rabots. J’entends le pouls du monde dans le rythme des phrases. J’apprends Coltrane par le vent, Van Gogh par oreille, Guillevic par la pierre, Bachelard par le feu, ma blonde par le cœur. Je collectionne en vrac les métaphores aphones, les sonnets boiteux, les mots qui s’aventurent parmi les rangs d’asperges, les images oubliées, les boutons d’or tombés avec le vent d’automne, les bras d’épouvantail emportés par le temps, les taches de rousseur sur la peau lisse des pommes, les abeilles coursant autour des buddleias, les arcs-en-ciel naissant au bout des arrosoirs. D’invisibles grenouilles se cachent dans ma voix. Je cherche une maison sensible aux mots d’amour, avec des meubles en bois se souvenant du vent, des termites avides, du passage des bêtes, des diastoles saisonnières. Je chevauche parfois l’alexandrin qui boite ou le rythme be-bop d’un enfant qui trottine. Je marche sur le lac comme une libellule soudoyant l’espérance. Le moindre paysage est un poème grandeur nature. Sur la houle des foins, une colline émerge comme une île. Je la rejoins d’un saut par la magie des mots.

Publié dans Prose

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