La culture de l'argent
L’électricité sociale s’amenuise en textos. L’énergie de la parole se perd de portable à portable. On est loin des longues soirées de contes à la lueur du feu. Depuis le projet d’éoliennes géantes, la moindre des collines est en sursis de bulldozer. Les vallées ne seront plus que des réseaux de connexions, remblayées, bétonnées, salies de vomissures et de vapeurs d’essence. On ne sait déjà plus que faire des déchets industriels. Les déjections chimiques se diluent à même l’herbe rase. Il n’y a plus de plages autour du lac mais des quais ridicules et des remblais de béton. N’osant plus s’y baigner, les riverains ont tous des piscines hors terre et des cœurs à deux temps. Les poissons flottent, ventre à l’air, recrachant du mazout. Une double chaîne de véhicules sans fin traverse le village. La culture de l’argent a remplacé celle des potagers. On ne sillonne plus une campagne mais un grand portefeuille. Chaque matin, un merle s’acharne à mâchouiller le même fil électrique. Je me demande pourquoi.
Il a plu ce matin mais ce n’était qu’un apéro. Il fait déjà soleil. Un arbre, devant son ombre, éclate en mille gouttes de feu. Je reprends ma route vers le bois, avant qu’on le transforme en champ d’épouvantails métalliques. Le long doigt du Richelieu chatouillant mon enfance m’a laissé comme une cicatrice à l’âme. Elle s’ouvre à chaque orage, lorsque le ciel mêle son eau à l’eau des yeux. Je vais à la pointe nord du lac, là où la présence d’un homme dérange à peine les arbres. Ni tracteur ni tronçonneuse n’ont encore mutilé sa chair. Un quiscale m’accompagne de loin avec ses yeux de phare. Les pas s’effacent à mesure sur un tapis d’aiguilles. Je respire enfin l’odeur pulpeuse du bois, des aromates sauvages, des ronciers turbulents. Un petit vallon forme une parenthèse verte dans la noirceur des épinettes. Le peigne vibrant du vent agite les aigrettes des épervières. Les arbres ici prennent leurs aises, depuis l’arbuste nain jusqu’à l’ancêtre à bout de sève. Plus je monte, plus la forêt desserre son étreinte. Le soleil filtre jusqu’au sol. Seul un pic bois m’empêche d’entendre pousser les arbres, la chlorophylle de chanter. Rien ne bouge. Il fait une chaleur d’étuve. Je marche comme un nomade de point d’eau en point d’eau.
J’avance sur une échine minérale, longeant la gueule d’un ancien volcan. La variété des plaques d’anthracite en garde l’écriture, de l’ardoise au mica. Il y a tout près un site sacré amérindien avec son foyer encastré dans le roc, protégeant le feu contre la neige et l’eau de pluie. Une source coule en permanence entre des murs taillés comme ceux des Incas. C’est ici que les chamans recevaient leurs visions. Avant de m’y asseoir pour écrire, je fais brûler de la sauge et du foin d’odeur. Les mains en forme de coupe, j’y puise l’eau des rêves. Il y a là un véritable muséum d’ossements et d’artefacts récurés par le temps. Les trembles dansent légers sous la musique de leurs feuilles. Je tiens encore à vivre, pour les seins de ma belle, les yeux de mes enfants et mes petits-enfants, pour les grillons, les abeilles, les cigales, les cerises, les mûres, les libellules avec leurs quatre ailes qui se posent sur l’eau, les chatouillis du vent, le vol des oiseaux, pour les petits bonheurs qu’on s’acharne à piller. Je mets des mots sur mon cahier comme de menus bricoles dans les poches d’un enfant, un sifflet fêlé, des billes dépareillées, des cailloux dessinés, des petits os de poulet. Le poids du ciel n’écrase pas les fleurs mais les redresse comme un aimant des limailles de couleurs. Les mots qu’on chuchote à l’oreille ne sont pas de faiblesse.
Avant le frottement de l’air sur les cordes vocales, la parole vient d’abord du cerveau, de bien plus loin encore, du premier cri de l’homme. Y a-t-il un moment pour changer de route, de phrase, de pays ? Y a-t-il un moment pour être sûr de ses pas ? Dans la noirceur de l’encre et les phrases trop longues, chaque virgule est une lampe qu’on allume. Les doigts collés aux métaphores du pin, j’en suce la résine pour en dire l’odeur. Les bêtes nous supputent au fond de la forêt. Leurs yeux se relaient sans nous perdre de vue comme des commères de village. Alors qu’il se prend pour un dieu, les petits de l’homme ne sont que des fourmis sur le sable du monde. Nous nous prenons pour tout mais c'est à peine si nous sommes. Revenant au village, les autos m’éclaboussent, me frôlent méchamment, me rejettent au fossé. Peu importe, je suis rempli de sources, de sève, de lumière. J’ai récolté la vie dans mon cahier de marche. J’ai eu ma part de soleil, de musique et d’azur. Éternel transhumant, je vis de ce qui reste encore de la beauté du monde. Je fais modestement ma quête dans le grand tout, juste de quoi alléger le perdu et repousser d’un doigt l’agonie matinale.