La fleur sur sa tige
Certains jours, je m’en tiens au brin d’herbe, au miracle du miel, à la couleur des lavandes. En me penchant sur une fleur, je me rapproche de la vie. Toutes les herbes s’opposent à la guerre. Elles renaissent toujours après les hécatombes. Je mets une phrase sur la page et j’y entre. Glisser les doigts sur un poème en prolonge la vie. Je deviens comme une herbe repliée sous l’averse. Ma vie défigurée, je l’ai refaite brin à brin, tige à tige, d’une fleur à l’autre, de la racine au fruit. Chaque ride est écrite par le retour des saisons. Il m’a fallu plonger dans le travail des herbes, en humer les parfums, percer le secret des odeurs, mettre les mots en terre, écouter le chant des pierres et le murmure des écorces. Pour éponger la soif du réel, il faut boire à la source une gorgée d’imaginaire. L’herbe résiste à tout, à la grêle, à la neige, à la main qui arrache, au bitume qui pue. Elle ne renonce jamais et résiste à la pierre. Elle grimpe au rebord des talus. Indifférente aux pas des hommes lourds, elle indique la route. La sève se tient droite sous l’écorce des arbres. La fleur sur sa tige se laisse caresser. La même respiration unit l’homme et la bête. La main qui a planté des arbres y laisse des empreintes.
J’ai cessé de mendier mon nom. Au sein même de l’abîme, le fait d’être un homme ne console de rien. Je porte sur le dos la joie ou la douleur d’écrire. Quand le silence fait du bruit, ce sont les mots qu’on assassine. Le sang qui colle au crime a souillé trop de doigts. Je veux l’eau fraîche, la pomme, le bleu des lavandières. Je remonte la pente qui mène vers le bas. Je m’enfonce dans la brume, la tourbe, les genets. Je vais où la lumière n’a plus d’ombre. Toujours, les herbes déjà mortes s’apprêtent à revivre. La mémoire montre son vrai visage comme la page porte ses mots. Le pain est assis sur la table. La faim reste debout. Le vent porte le feu, la cendre, la fumée. Ils montent de la terre aux oiseaux. La rivière est une bouche sur les épaules du printemps. La peau de l’air montre ses fils. J’ai le regard d’un instant qui aimerait durer, le visage d’un arbre qu’on s’apprête à abattre, les gestes lents d’un fleuve en marche vers la mer. Peu importe la faille si des oiseaux y nichent. Peu importe l’orage si le désert a soif. L’herbe mouillée se sent revivre. Les fleurs aimantées par la pluie tendent leur tige.
Le jour attend plus bas, près de l’échelle des feuillages. Il apporte la lune dans le seau d’un regard. Il apporte la pluie entre deux mots de paille. Il apporte la vie parsemée de bourgeons, ce bruissement de l’air et de pensées sauvages, le temps d’une âme ou d’un prénom, la pluie qui parle aux chiens. Je suis ce que j’habite, à la fois l’arbre et l’oiseau, le sucre et l’eau d’érable, le baume et la blessure, le ventre et la chaleur du ventre, le silence et tous les mots debout qui soutiennent l’espoir. Des livres sont des robes et d’autres sont des peaux. Je creuse les mots nus jusqu’à retrouver l’os. Je prends les routes qu’on n’indique jamais, les sentiers oubliés, les ponts à l’abandon. Peu importe le temps, tout se conjugue à l’imparfait, mais même dans le malheur, j’en retiens le meilleur. Il fait beau quand il pleut. Il fait bon près d’une porte qu’on s’apprête à ouvrir. Je ne dépose pas de bilan. Je ramasse les miettes pour en faire un poème.