La sourde oreille
Je tourne en rond dans la cage des nerfs. Je tourne au ridicule. Je tourne au ralenti des images invisibles, la beauté rapiécée, la lumière en patchwork. Mon crayon mange les trous et crache leur noyau. J’attends que cesse le naufrage intérieur, les neurones en ruine, les décibels du malheur. Chaque enfer est intime. Chacun cache le sien. Chaque rire est celui d’un enfant. Les enfants pleurent parce qu’ils prévoient l’avenir, les vieillards parce qu’ils n’ont plus d’avenir. Quand on parle d’un mort, il s’agit toujours de nous. La peau des années pèle. Il faut des mots pour se gratter, une vie pour regretter. La nuit, des rêves mordent ma tête. Je m’éveille, au matin, la cervelle rongée par les toiles d’araignée. Ma tête de pioche perd son manche. Des pattes de mouche escaladent ma voix, me grimpent dans les manches. Ce qui reste de moi se défend comme il peut. Entre la caméra et les images, la vie se débobine. Entre la bouche et la cuillère, les aliments tachent le col. La vie n’est plus synchrone. Les secondes tremblotent dans mon habit de vieux. Les yeux s’embrouillent et ne voient plus par deux. Ils scrutent un à un. Les pupilles miaulent dans leur orbite blanche. Les mains échappent la vaisselle. Vérifiant leur présence, les bras se cognent aux meubles. Le mot fruit ne goûte plus que l’encre.
Les enfants comptent les moutons, les ados leurs boutons, les vieillards les années. Ils voudraient que chaque goutte de pluie n’atteigne jamais le sol ou qu’un orage emporte tout. Ici, les femmes n’arrêtent pas de s’habiller alors qu’ailleurs des hommes portent la même chemise toute leur vie. Certains préfèrent devenir imbécile et vivre plus longtemps. D’autres préfèrent mourir que d’exploiter le voisin ou d’écraser les autres. La mort n’est pas belle quand on meurt sans âme. Tout pense autour de soi et l’on ne pense plus. Tout passe et l’on s’arrête sans rien voir passer. Les mourants ne crient plus. Ce qui reste de vie s’écoule de leur bouche en sourdine. Le cœur fait la sourde oreille dans sa caverne obscure. Le monde n’est plus qu’un hôpital. Les autos sont des civières attendant le feu rouge. Les anges dansent avec les damnés. Les morts font des signes derrière les vitrines. Nous n’écrivons jamais au-delà de la mort. Dans ce monde à genoux, j’ai un crayon pour me tenir droit. Je me garde vivant dans les mots que j’écris.