Le cri de la tomate

Publié le par la freniere

Je pousse la vie devant moi comme une question sur la roulette d’un point. Je vis entre deux phrases, deux valises, deux cahiers. Je rafistole. Je bricole. Je fais le ménage dans la chambre du cœur. J’époussette les coins. J’étends la lessive des voyelles d’une parenthèse à l’autre. Je ne fais que mettre ensemble la chair de poule sur les chevilles du rêve, les pattes de mouche sur le papier, les miettes sur la table, les étincelles sur le ballast, le jus du ciel sur les remblais, quelques mots sur la langue. Il pleut de l’encre sur la page comme de l’eau sur la ville. Les gouttes de pluie y forment des rigoles de sens. Le texte bouge sous les pas. J’aurais voulu troquer le stylo pour un pinceau mais je dessine avec des mots. Il est difficile de rendre les odeurs, de faire bouger les choses, d’agiter les muscles du papier, de faire des vagues avec de l’encre. Je ne trouve pas les mots pour attraper le vent, les phrases pour bâtir. Les métaphores boitent. Je sème sur le vide des onomatopées. Les couacs, les boums, les cracs, les psitt adhèrent au silence comme une glu sonore. Le monde fait à la main a laissé place au numérique. Ce n’est plus le cœur qui anime les choses mais les mouvements du fric, les cours de la Bourse et la course du rat dans les tours à bureaux. Il n’y a plus de sacré dans l’église des heures. Il n’y a plus que les arbres qui font des gestes d’hommes. Le reste est en technicolor. Quand les écrans se baignent dans l’hémoglobine, un peu d’air frais s’impose. J’avance à l’aveuglette là où les mots viennent à manquer. Je titube sur la page avec la canne blanche d’un crayon.

 

Le soleil ouvre sa paupière avant de se mirer sur l’étamage du lac. Au moindre coup de vent, son visage est traversé de rires, de longues risées blanches et d’écume verdâtre. Je grimpe des étages de brume. La flamme d’un briquet me sert de soleil. Un peu de vent anime les fantômes avec leurs bras d’ombre qui cachent leurs visages. Lorsque je cesse de marcher, ma plume continue. Les mots prennent le relais des pas. Les rues commencent et ne finissent plus. Le moindre lieu désert a sa pompe à essence. Quelle place reste-t-il pour les affaires humaines, quels mots pour attraper la pluie ? Quel langage employer quand les slogans font lois ? Les hommes voyagent de plus en plus mais ne croisent à l’autre bout du monde que leur propre solitude. Pas un gramme de silence dans l’embolie des ondes. Des familles de décibels s’interpellent d’un portable à l’autre. N’y a-t-il qu’en Europe qu’on répare les montagnes ? Les flancs de pierre y sont coiffés d’immenses résilles métalliques. Des bosquets les traversent comme des cheveux en fuite. Ils cherchent la lumière dans l’oxyde de carbone. La vie est pleine d’incertitudes. Que faire d’un ticket de métro au milieu du désert, d’un pater noster sur un chapelet de balles, d’une voyelle épinglée sur une colonne de chiffres, d’une bougie qui brûle sous une tempête de neige, d’un portable au sommet de l’Everest ? C’est avec des mots que j’habite la terre. Ils me servent de racines pour atteindre le ciel.

 

Ce n’est pas toujours drôle la grande farce du monde. Boire à l’eau des gestes comme à une source pure, respirer le pollen pour qu’éclose le cœur, oublier le temps en regardant l’espace, ouvrir le vide sur le plein, marcher et se sentier vivant, est-ce trop demander ? Le seul véritable prédateur est l’homme. La guerre se poursuit sur le sentier des amoureux, laissant des traces de balles entre chaque baiser, des ecchymoses sur la peau des caresses. Même en donnant la mort, les animaux s’entraident. Le cri de la tomate alertant les moustiques, l’odeur du foin coupé, la salive de l’ortie sont des appels à l’aide. La terre avale sa purée. La mer se nourrit avec des épluchures. Des aigles font le guet sur le dos des montagnes. Les termites creusent dans le sable de précaires cathédrales. Même s’il faut des siècles pour ronger les fleurs de plastique, la vie repousse malgré tout. Elle pose des pansements de résine sur la douleur des pins. Elle repousse la mort. L’humus cicatrise la mémoire du monde.  Chaque regard sur la ligne d’horizon est un mouvement de caméra, long travelling des pupilles sur le grand corps du monde. Les gestes dansent sur le sono du cœur. Couché en boule dans la mémoire, je me relève d’un coup d’archet, de pinceau, de crayon. Je cherche de quoi renaître, la musique allégeant le fardeau d’exister. La mer est d’encre sur la page, la montagne de mots. La route du voyage est une phrase décousue dont je cherche le fil. La vérité des ombres est la lumière, celle des roses les épines. J’avance un carnet à la main. Toutes les routes se croisent entre les lignes. Malgré le smog et la poussière, il y a toujours dans l’air quelque chose de vivant. Les mots respirent par la bouche avant de s’allonger sur un lit de papier.

Publié dans Prose

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