Le noir de l'encre

Publié le par la freniere

 

 

Le soleil transperce la grande bulle du froid. L’hiver ferme boutique. On a rangé les tuques, les pelles, les raquettes. Les tamias recommencent à courir. Les graines s’éveillent dans le dortoir des moissons. Les épouvantails ont enlevé leurs habits de neige. Ils auront tant mordu jusqu’à mordre leurs dents. Ils auront tant pleuré jusqu’à pleurer leurs yeux. Ils auront tant sué jusqu’à perdre leurs bras. Et puis vient le printemps. Les bourgeons changent de classe à l’école des arbres. Le vent récapitule les pommes oubliées, les carcasses d’insectes, les cadavres d’oiseaux. La terre donne à lire de nouveaux paragraphes. Les araignées des granges changent les toiles de tente. Les corneilles, les freux, quelques corbeaux sagaces font crier leur sirène de police. Il faut apprendre à lire le chuchotis des arbres, la langue des sédiments, le non-dit des racines, le regard des bêtes, le palimpseste des rochers, la migration des truites, l’alphabet des neurones, la course des neutrons. Lorsque le cœur sait ce qu’il veut, c’est le corps qui hésite. Lorsque le corps sait ce qu’il veut, c’est la tête qui regimbe. Quand la musique baisse, l’ombre du son s’élève. J’ai écrit trop de pages, trop de phrases, trop de mots. Je n’arrive plus à suivre. Il n’y a plus de route où retenir mes larmes. Je dois raccommoder les images et recoudre les blancs pour habiter mon âme.

         Il n’y a pas que les oiseaux pour nourrir les poèmes. Il y a les miettes de pain oubliées sur la table, les enfants sans jouets, les grosses mains blessées, le sang des bêtes abattues, les fils cassés du cœur, les chiens qui rêvent à voix basse. Il ne faut pas confondre les aveugles et ceux qui ne voient rien. Les sourds ne sont pas ceux qui ne veulent rien entendre. J’aime la paille morte qui accueille les œufs, la vie prête à éclore. J’aime le noir de l’encre où mes cheveux blanchissent à colorer les mots. C’est par le commerce que tout a commencé à mal finir. Le verbe aimer qu’on conjuguait à l’infini, le verbe être qu’on était sont devenus le verbe avoir. On arrache la peau sur les arbres à poèmes. C’est en dormant qu’on entend parfois les langues disparues, celles effacées par l’écriture, les voix traduites par le chant des oiseaux. Quand le pain se fait rare, il faut le partager. Aujourd’hui, nous jetons la croute avec la mie sans une graine aux mésanges. Des enfants meurent de faim derrière les restaurants comme des chats étiques. Pour les porteurs de rêve, les prisons sont pareilles et les bourreaux les mêmes. Les fonctionnaires de l’État ou ceux du Capital signent les mêmes paperasses, les mêmes chaînes en papier. Sur l’échelle sociale qui monte vers le vide, ils se disputent chaque barreau. On frappe, on tue, on jette à bas pour un bout de papier, de chiffon ou de croix. Des enfants meurent pour qu’un vendeur de mort vive de leur sang.

         D’abord le sang qu’on fait couler, avant l’eau du baptême. D’abord le crucifix, avant l’arme chargée, le couteau avant le pain. Il y a en moins à partager après l’égorgement. D’abord le rictus, ensuite le botox, la morsure avant les dents. D’abord trois deniers, ensuite le Messie. Tous les dieux sont à vendre avec la foi des usuriers. Quand je perds la tête, je descends dans mes pieds. Je regarde le ciel à la hauteur des insectes. Je salue le soleil, les bras ouverts au chant du rossignol, les cinq doigts d’un sourire au bout de chaque main. J’ai traversé les mots sans même les connaître comme on traverse la mer sans apprendre à nager. Je vais de phrase en phrase comme de vague en vague. Je gratte le présent comme on fouille du sable. Mes doigts saignent à chercher parmi les détritus une perle encore vierge. La marge où commence la phrase est la margelle d’un puits. Lorsque le puits est vide, j’invente pour la soif une métaphore d’eau. Depuis la première boue, depuis le premier feu, la chaleur et la pluie ont façonné l’argile. Le soleil et l’orage survivent au béton. Nous sommes tous de la même terre. À prendre soin des arbres, on ne cultive pas que des échardes. À cultiver des roses, on n’apprend pas que les épines. À cultiver la muse, on ne laisse pas que des plumes.  Les assis ont une roche sous la cage thoracique. À battre le pavé, le cœur s’attendrit. Même plus près de la mort, de phrase en phrase, de livre en livre, je me sens plus vivant. Mon cœur n’a jamais tant battu. Avec la vieille terre sous une eau toujours neuve, des mains verbales façonnent l’argile de ma voix. À peine savons-nous vivre, il faut apprendre à mourir comme on apprend à dire, à lire, à danser. Je ne perds pas contact avec ceux qui précèdent et me conseillent de loin. Leur ombre est devenue pareille à la lumière.


Publié dans Prose

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