Les mailles du filet
Je me demande si l’homme d’aujourd’hui régresse ou évolue. Il dépense plus sur les façons de tuer que celles de guérir. Il néglige la vie, ne pensant qu’à mourir le plus riche possible. Tant de temps perdu pour élever ses soldats, des banquiers, des joueurs de football. Les singes nous regardent en se grattant la tête. Comment faire confiance à la loi ? Elle n’a que la contrainte pour se manifester. Les bonnes intentions deviennent trop souvent des mauvaises actions. Les mailles du filet social sont de plus en plus serrées. La tyrannie économique est à l’œuvre partout. Même les montagnes ne sont pas épargnées. Non seulement l’appât du gain est aveugle, il nous crève les yeux sans qu’on crève l’abcès. Des peuples entiers survivent dans les parcs à déchets où les jeunes filles accouchent dans des carcasses de char après deux ou trois viols. Interdit d’avorter a décrété le Pape. Je ne crois pas au Dieu qui tolère les églises.
Le coût de la vie émousse le fil du savoir. Le rouet du temps file un mauvais coton, transformant tout en fil à retordre. Les ongles s’anémient. Seul le vernis résiste. La chair des fruits s’étiole. Le rêve se défile. Sur les écrans géants, les tueurs tuent pour vrai avant que les musées exposent les cadavres. Le numérique barricade la porte des dictionnaires. La loi condamne les rêveurs qui parlent de justice. Je traverse la vie en lambeaux de poèmes, avec une seule chemise mais deux ou trous cahiers, trop de morts raturés dans mon carnet d’adresse, quelques traces de sang sur une route en papier. J’ai la marche têtue des redresseurs de tort. Je transporte avec moi la rumeur des abeilles, le hurlement des loups, des phrases qui déchirent le linceul des anges. Caché dans un coin, tordu comme un saule, pressé comme un citron, je mets tout simplement du sang dans le moteur, du sens sur le vide, de la chair à poème sur des os de misère. Je marche dans mon ombre quand le soleil se cache. Même en trouvant le chemin, mes pas s’égarent dans la marge.
Dès qu’on parle d’argent, l’éthique disparaît. L’économie n’est qu’un prétexte pour bâillonner le rêve. Nous mangeons du voisin comme un aigle niché sur une tour à bureaux se nourrit de pigeons. Nous avons mal aux ailes comme un ange blessé qui rampe sur le sol. Les mots deviennent pain dans la faim du silence. Le moindre atome devient tout au regard du néant. Les choses ne sont rien sans la rigueur de l’âme. L’amplitude du voyage fait déborder la route. Cherchant son air ailleurs, le ciel se perd au-dessus des montagnes. Aucun mur n’empêche le vol des rêveurs ni l’esprit des morts de hanter l’espérance. Une à une les fenêtres se ferment cautérisant les yeux sous le poids des paupières. Des ombres bougent dans la lumière éteinte. Aucun geste n’efface le geste précédant. Les mots s’ajoutent aux mots comme les rides au visage. Pour être sûr de vivre, je troque mon pc pour une flamme qui bouge ou la lueur de la lune. Les éléments qui la composent sont toujours les mêmes, et pourtant, chaque langue diffère.
Je me lève ce matin devant la beauté d’un arbre, un arbre à papillons. Des centaines de monarques squattent devant ma fenêtre, butinant chaque fleur. Le jaune se mêle au vert du feuillage, les ailes aux doigts de bois, la légèreté du vol à l’entêtement des branches. Les mots qui font la paix demandent plus de courage que ceux qui font la guerre. Ils brillent comme des larmes dans les yeux des cadavres. Ils crient famine dans les ventres gonflés. Ils saignent entre les dents. Ils puisent l’eau du puits malgré le seau troué. Qui veut voir le ciel pose d’abord ses deux pieds sur le sol. Qui veut partir vraiment n’emporte pas de carte. Ce sur quoi l’on s’appuie disparaît pas à pas. On doit apprendre seul à se tenir debout. Dans la maison du temps, le grenier s’ouvre à tous les vents. Chaque instant présuppose un horizon plus grand. Les mains ne sont pas faites pour en faire des poings. Les hommes au ventre vide ont des regards qui mordent. L’ombre des affamés porte un pain de lumière. Je suis si peu dans la couleur du présent, le mouvement des choses, les frissons du décor, le jugement des autres. Il y a longtemps que j’ai tombé la veste et brûlé mes vaisseaux. Je reviens à la source dans chaque goutte de rosée.
Ne croyant pas aux dieux, à peine aux hommes, je m’intéresse aux petits riens, les insectes fragiles, l’odeur des légumes, le vol d’une abeille, le lisse d’un caillou, l’épave d’un sourire échouée sur la plage, les larves des chenilles, un vieux mégot nageant dans l’eau de pluie, les traces de rouge à lèvres sur la chair des pommes, un bouton qui manque, une voiture mal garée, une corneille égarée, une bouche malheureuse qui bute sur les mots, une fantôme noir dans la nuit blanche, des miettes que les oiseaux négligent. Je voudrais bien écrire autre chose, un autre paysage, une autre vie, mais lorsque j’ouvre mon cahier les mêmes phrases reviennent avec le bruit des choses. Je dois partir de peu, de si peu, pour aller quelque part. La bouche fait corps avec les mots, le corps avec les gestes. Le vol d’un oiseau prolonge l’horizon. Dans ce monde d’images à l’intérieur des images, il n’y a plus que des images. On ne voit pas le fil de l’eau mais les pieds qui dépassent sous la ligne d’horizon. Je cherche une âme sans image, une simple lueur sans l’éclat des néons, les griffes d’une ortie sur le tissu du paysage. Je n’ai rien d’autre à faire que rester à l’écoute, surprendre le miracle et la respiration.