On n'a plus d'empathie
On n’a plus d’empathie. Les yeux se font voyeurs sur la douleur des autres. On télévise à l’heure de pointe les enfants affamés, les victimes du jour, les grimaces guerrières. On quête pour le cancer entre deux pubs de bière. On investit davantage dans la recherche sur la nourriture à chats que pour la guérison du sida. Pendant que les hommes se font la guerre, les vieillards s’ennuient dans le fond des hospices. Des enfants meurent de faim au cœur des favelas, leurs mères de chagrin devant l’écran télé. Des milliers d’orphelins sillonnent la planète, ne cherchant qu’un bout de pain, un grain de riz, une épaule. J’ai beau planter des arbres, des éoliennes géantes font fuir les oiseaux. J’ai beau semer des fleurs, on déverse à la mer des tonnes de pétrole. Au lien de boucher les failles par où fuit le mazout, on siphonne ce qui reste pour le vendre plus cher. Les pétrolières empochent sans se soucier des hommes. L’argent fait sa tournée, ne laissant que des dettes, des ruines, des famines. C’est la sueur des pauvres qui paie toujours la note. Il faut des milliers de morts pour un bateau de croisière, des milliers de vaches folles pour une auto de luxe. Quand les moteurs marchent au maïs, les mères se prostituent pour nourrir leurs enfants.
Les fruits dans les vergers se dévoraient sans crainte. On ne sait plus, aujourd’hui, quels poisons ils cachent. Le noir se fait plus noir quand la lumière se vend, la misère plus misère quand les riches pavoisent. Le seul se fait plus seul au milieu de la foule, le sol moins solide sous les tracteurs à chenilles. Hébétés face au temps, devant la vie en miettes dans le panier du cœur, où faudra-t-il marcher pour sauvegarder l’amour ? Il n’y a plus de routes qui ne soient pas minées. Il n’y a plus de ponts sans poste de péage. Il n’y a plus de frontières ouvertes pour chacun. On est tous des goys pour les croyants, des étrangers aux yeux des riches, de la chair à canon aux mains des militaires, des clients pour les autres. Un mur du son fait taire la rumeur des larmes. On n’entend plus dans l’arbre la parole des feuilles. Les blouses blanches, les piqûres, les pilules régularisent le normal. La langue meurt sur les écrans bavards. La porte ouverte à la geôle, le chien de la tendresse chassé à coups de pierres, dans le pain le poison, dans la chair le couteau, dans la vie le commerce, les marchands guident la foule dans les grands magasins. On promène son caniche sans respecter les loups.
Malgré les cris des suppliciés, la torture est entouré de silence. On n’en parle jamais dans les bulletins de nouvelles. L’eau devient rare mais les tornades prolifèrent. C’est la mort qu’on nourrit à coups de pesticides. Je ne fais plus confiance au message des fleurs. Pour un moment de gloire, chacun veut s’emparer du phallus d’un micro, voir sa binette sur l’écran, cracher son compte en banque sur le miroir du temps. L’heure se vide que plus rien ne remplit. Ce qui a pleuré dans le ventre des femmes continue de pleurer. Des silhouettes sans corps traversent mes poèmes. On ne peut pas les voir mais on entend leur âme. Le temps grisonne sur les tempes. Il faut marcher plus vite que le pas de la mort. Le chant d’un oiseau ou le cri d’une bête détruisent les frontières. Ne sachant où je vais, je ne peux m’égarer. L’ombre des arbres change plus vite que le jour. Attentif au jardin, j’écoute le sourire du monde, les ricanements de l’eau, la présence des taupes, le repli des insectes, le regard des noyés sous la paupière d’un pont. La nuit s’éclaire à la noirceur. L’homme s’aveugle à la lumière. Je marche comme on saigne dans le couvent des livres. Athée, mais une plume à la main, je ne suis pas sans âme. Je cherche l’infini comme d’autres un travail. Adossé contre un arbre, je sens monter la sève.