Quand je croise un poème
J’entends marcher le mal. L’homme sans échine, l’homme à genoux, l’homme esclave a la forme de sa peur. Les trombones des hommes d’affaires se transforment en chenilles de tanks, la paperasse des bureaucrates en cage de papier. J’ai honte d’avoir vendu mes bras pour un salaire. Il ne sert à rien de ressusciter le Christ à chaque année. Il est bel et bien mort avec l’Inquisition que perpétuent les papes. J’ai honte d’avoir cru en Dieu. Il est difficile de savoir si les choses vont bien, plus difficile encore de reconnaître une âme sous la forme d’un homme, d’imaginer un cœur dans le corps d’un soldat. On signe les traités de paix avec ses poings et l’espérance avec des faux chèques. Lorsque le monde n’a pas de sens, nous sommes tous coupables.
Quand je croise un poème appuyé sur les coudes, trois mots entre les dents, je lui offre une page. Il me prête son rêve. J’ai vu la mort trois fois. Elle ne m’inquiète pas. C’est la vie que je cherche, la beauté, la bonté. J’ai eu des nouvelles du bonheur. Il n’est ni mort ni malade. Il se cache de l’homme. Le temps se démaquille. Il ôte son petit costume trop propre ou sa robe trop courte. J’aime sa vieille peau. La chaleur donne au pain un battement de cœur. Prolongeant ce qu’ils tètent, les bambins tendent leurs petits poings de lait. C’est bizarre quelque fois, la parole. C’est maladroit. Ça hésite. Ça rougit pour un rien. Ça retient ses fous rires sur le bord de la page. La pluie déteint l’uniforme du ciel. On verra peut-être un arc-en-ciel, un coulis de nuages glisser vers le sol, un mariage d’oiseaux sur les fils électriques, une chair à nu sous les épouvantails.
Les mots que je retiens vacillent à l’entrée du silence. Ils ne savent que dire, à quel chapeau donner son encre, à quelle fin se vouer. Ils hésitent entre un bémol et un dièse, un archet de romance à mi-chemin du cri. Les bras du paysage retiennent ce que je suis. Broutant le pain de la parole, je secoue les mots comme un essaim de miettes. J’écris comme on dit merci. Sur le papier, je prends uniquement les routes chaussées de pieds, J’évite les autoroutes habillées de vitesse, les ponts ignorant l’eau, les rails enchaînés aux horaires. Est-ce la feuille qui répète ce que dit le vent ou le contraire ? Est-ce la pierre qui écoute la terre ? Est-ce le ciel qui dessine la pluie ? Qui parle quand j’écris ? Est-ce le mot ? Est-ce le corps ? Est-ce le rêve ? La poignée donne son cœur à la porte. L’amour donne son âme à l’homme.
Les hommes se reconnaissent entre eux. Les chats, les chiens le reconnaissent aussi, peut-être les outils dont ils finissent par prendre les empreintes. Mais les pierres, les rivières, les montagnes ? Je voudrais bien qu’un arbre, même un seul, m’appelle par mon nom. Je lui ferais du vent, du verbe, du vertige. On cherche tous l’absolu dans quelque chose de faux, la gloire, la richesse, la drogue, le sexe, le sport, même enchaînés à la machine qui broie l’homme sur une chaîne de montage. On ne le trouve que dans l’amour, la justice, la paix. Je passerais ma vie entre les bras de ma blonde, ou le cul sur une roche pêchant avec la ligne d’horizon dans la grande mer du monde. Quand j’attrape les mots, ils frétillent sur la page comme des poissons devenus bêtes, des sentiments, une musique symphonique, des réponses en noir et blanc, des questions en couleurs. Les phrases qui nageaient apprennent à voler. Les anges font leur nid dans un arbre à paroles et les regards broutent un champ de métaphores.
Je glane des phrases un peu partout, les unes sur le bord de la route, le pouce levé comme une églantine au vent, d’autres appuyées sur un mur, les bras barbouillés de graffitis, une canette à la main, les autres accroupies sur une roche et regardant le ciel, une tête en voyelles sur un cou de consonnes, des phrases de paysans au pas traînard, des phrases croassantes juchées sur des piquets de clôture, des phrases aux joues roses de bébé, de vieilles phrases à lunettes. Mon sac à dos n’est qu’un livre tissé de paradoxes. Je ne suis jamais seul. Un vent fou m’accompagne, une rasade de pluie, un essaim de soleil. De grands arbres bougons se donnent l’accolade. Je n’ai que des chimères à partager comme un chanteur de blues. Je voyage toujours dans une vie nouvelle. Il faut bien résister au non-sens des hommes.
Nous descendons tous du même ancêtre. Pourquoi nous entretuer ? Il doit bien y avoir en chaque homme un même fond de tendresse, une fraternité latente. Je m’enfonce dans la matrice d’une forêt. Les doigts du vent caressent un clitoris de mousse. La nuit resserre son étreinte. Mon cœur cherche un refuge là où la vie serait encore un miracle. Dépassant les vieux ormes aux allures de moines en prière, la route se poursuit en voyage intérieur. L’hémisphère jazz du cerveau se remplit d’oiseaux fous, de saxophones à plumes, des trompettes bouchées, d’échardes de hautbois. Je tourne une à une les milliers de pages de la nature avant qu’on les efface. Tant de lignes déjà ont été arrachées, mutilées, déchirées par la bêtise de l’homme. Il m’arrive de rester calme comme un chat assis, lisant sur les visages ce qu’ils ne montrent pas. Lorsque la nuit s’impose avec ses idées, ses fantômes, ses ombres, je rechigne pour la forme et lui tient compagnie.
Mes phrases tremblotent sur la page. Les mots et le silence sont à couteaux tirés. Je perds mon chemin à chaque phrase. Je me crois en montagne et je longe un ravin. Je marche sur la plage en cueillant des galets. Je grimpe dans un arbre pour regarder plus loin. Je joue les fugitifs, grignotant des in-sights dans l’imagerie mentale, mêlant quelques jurons au satori des arbres. J’essaie de déchiffrer le message des ruisseaux courant dans l’herbe jaune, le dessein de la mousse s’accrochant à la pierre, le destin d’une souche dont les racines sèchent. La terre est une grosse larme que le rire d’un oiseau a peine à embellir. Je cherche la lumière dans la nuit noire de l’Amérique. Deux ruisseaux courent parallèles. On dirait un vieux jean où s’est glissée la terre, une jambe plus courte que l’autre.
Les nuages roulent du biceps comme des toiles de Van Gogh qui deviendraient plus sombres. Le cri du ciel s’écrase sur le dos de la pierre. La pluie cogne partout comme une vieille dame fâchée. Il pleut si fort, l’eau entre en nous par effraction. La vie n’est rien d’autre qu’un échange, une complicité, une grande poignée de main entre chaque cellule. Au volant d’un nimbus, sur les routes d’Amérique, dans l’air pollué, je vais du mal au bien sans trouver la sortie. Quand le temps est trop lourd, il n’y a que la musique pour amortir le choc. Il y a du Bach dans les arbres, du Mozart dans la pluie, du Arvö Part dans la nuit. La route se penche et se redresse à la manière d’un animal. À chaque tournant, elle se gratte les yeux. Le mot cœur, le mot feu, un paquet de secondes, j’ai tous les mots dans mon avoir de rêveur. Mon cœur n’est pas une tirelire. Pourtant, chaque jour, un huissier m’interpelle : «Que voulez-vous qu’on fasse avec des livres ?» Un poème parfois s’échappe du réel, un trou dans la pensée, un ange qui sourit. Avec ses yeux d’orage ou ses bras de soleil, le ciel nous soulage du fardeau de la terre.