Sur le fond de l'instant

Publié le par la freniere

 

Me revoilà debout devant l’ombre du monde qui remplace la mienne. Je porte sur le dos quelques pages noircies, une phrase à la main, une larme à la joue. Ce que je croyais mort fait craquer mes jointures. Je fais partie de l’eau, de la terre, du ciel. Je saigne par la sève. Je fane par la fleur. Je renais par l’orage. Les anges n’ont pas d’âge mais leurs ailes grisonnent. Ce n’est pas moi qui parle. Le temps me tire par le cou vers un bosquet de mots, les images perdues, une vision de veille, une forêt de sons. Les jours passent en quêteux. Les bêtes se relèvent dans l’orgueil du cri. La route autour du monde n’était qu’une chimère. La pluie dénoue ses doigts dans les sources taries. La seule ligne infinie est pointillée de mots. J’y cherche un peu d’espoir. Les fleurs gonflées d’orgueil ont bu toute la soif. Les rendez-vous d’amour ont dévoré les heures sans cracher les pépins. Ce n’est pas moi qui marche, c’est la route qui lève, la neige qui salue, le soleil qui pleure.

Plus pâle que les pages que je n’ai pas écrites,  je sors prendre l’air et boire l’eau du temps. Je ramasse à grand peine les grains de la pensée. Je les sème à tout vent sans espérer de pain. J’arracherai toujours une poignée de rêve à la montagne du réel. Je nommerai l’abeille, la ronce, le pollen. Je tremperai ma voix dans les hémérocalles. Il pleut dedans ma tête. J’écris avec la terre qui parle notre langue, la peau des bêtes sauvages, l’entêtement des racines. Les lèvres de l’oubli ont heurté la mémoire. La lampe qui s’éteint pèse le poids de l’ombre. Je cherche à retrouver la liberté du feu. Quand le soleil se lève, chaque fleur attend son tour, chaque feuille grandit. Dans le jardin après la pluie, chaque pétale bat des mains, chaque pistil ouvre son bec.

Il vente sur le lac. De longs bras transparents frissonnent jusqu’à moi. Je cherche en vain l’histoire que racontent les vagues, l’émotion de la pierre communiant au soleil, la tendresse des nids où pond l’oiseau du vent. Mais l’homme a tout pillé, tout souillé, tout perdu. Ce qu’il vole à la terre appauvrit ce qu’il est. Son âme s’amenuise dans les fentes à crédit. Il a fait de la terre une blessure obscène, à coups de bulldozers, de pétrole, d’argent. Il a fait de sa vie un matricule à vendre, de sa mort une dette. J’attends l’eau du déluge, la grande purge céleste où se rompent les digues, les barrages, les murs, ces murs qui s’élèvent de chacun à chacun, ces murs d’usine, d’école, de prison, ces murs de la raison où croupissent les songes. Je pars sans réfléchir, emportant avec moi le dernier cri d’un loup, le rouge des érables, l’odeur des étables, le vert des fougères. Je cherche l’eau du temps, ses traces de doigts sur les rochers, ses caresses muettes. Les faits d’armes des hommes auront toujours moins de poids que la mémoire des eaux, des sédiments, des rocs.

Je parcours un désert sur les lignes d’un poème, croisant entre deux phrases Vieuchange, Le Clézio, Augérias ou Chadwick. Je voyage avec eux sans dévier ma route. La solitude de l’âme fait s’aimer ceux qui s’aiment. La soif du profit fait s’armer ceux qui comptent. Du silence ordinaire aux phrases les plus banales, un fil de lumière découd le vide en moi. Peu importe les lieux, j’habite ce que j’écris. Le chien des mots tombe sur un os. Le ciel aboie sur un vieux toit. Le plus doux des oiseaux écorche les oreilles de ceux qui chantent faux. Sur le fond de l’instant, l’éternité laisse des traces. L’encre s’habille de transparence. Je me suis mis à nu dans la peau de mes morts. À me vouloir vivant, je continue ma route.


Publié dans Prose

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F
<br /> <br /> J'aime beaucoup ce que vous écrivez et votre site fait parti de ceux que je visite quotidiennement. C'est une promenade matinale au pays de votre poésie qui m'enchante!<br /> <br /> <br /> Merci!<br /> <br /> <br /> <br />