Sur mes lèvres d'enfant
Les hommes portent un nom mais ne sont plus personne. Leur âme se perd dans les fiches, les bureaux, les paperasses. Tant d’organes pour si peu d’infini. Le fric a tout mangé, la peau, le sens, le monde, les vertèbres du rêve. Notre tête n’est plus qu’une bombe à neurones attendant la fission. Les éventreurs d’émotions et les tueurs à gage ont pris toute la place. La farce devient drame. Prier pour de l’argent ou du travail, c’est déjà plier l’échine, mourir avant même de naître. La dureté de l’esprit s’accompagne de la faiblesse du cœur. Je préfère la peau du rêve au pansement du réel. On ne voit pas venir ce qui est devant soi. Je suis déjà passé de l’enfance à la bête et je voudrais passer de la vieillesse à l’ange. Je voyage avec larmes et bagages, un baluchon d’émois, un carnet d’espérance, une pomme à la main, une ombre qui s’évade loin des sentiers battus. Je ne suis pas un musicien de la Guilde ni un poète à rentes. Je ponds mes phrases dans les nids de poule, les hangars, les derniers terrains vagues. Où la ville se fait du cinéma, je m’écorche la peau aux ronces d’un sentier. C’est du cœur de la paume que je palpe le monde. Il suffit d’un vent, d’un souffle, d’un brin d’herbe, d’une plume d’oiseau tombée du nid. La première fois où j’ai touché la mer, c’est au milieu d’un livre. J’en porte encore le sel sur mes lèvres d’enfant.
Avant que l’homme écrive l’histoire du temps, le vent lisait la pierre sans craindre le mensonge. Je cache dans mes yeux les poussins de l’espoir. Je les réchauffe de mon souffle. Un feu couve sous la cendre. Le givre fond toujours sous la buée des mots et la neige protège les fragiles semences. On porte tous en soi ce qui donne la vie. Sur l’écorce des pins, le soleil fait reluire des gobelets de résine. Tout l’univers bascule. Les paradis perdus, les jardins à cloche-pied, les paysages traversés, les apparences transgressées me tiennent lieu d’espace biographique. Je vis ce que j’habite. La langue est mon pays. Avant d’écrire, il faut savoir marcher, faire des pieds et des mains, répudier le réel en souvenir d’un rêve. Au-delà du visage, bien au-delà des mots, du désir, des masques. Bien au-delà de soi, d’une vie mal plantée dans un décor de foire, des téléphones mobiles, des voyants électriques, des chats désertifiant les mots, je marche dans les sentiers perdus. Mendiant de l’azur, - c’est plus fort que moi -, j’écris, avec ma peau, mon ventre, ma chair, mes molles boursoufflures, mon cœur en dents de scie, mon âme que je ne connais pas, mes vertèbres d’argile, mon ossature de cristal. Écrire commence là, dans la claudication des mots, les doigts de l’eau le long du cou, le trou noir des naissances.