Trop vite
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out va trop vite. Les secondes empiètent l’une sur l’autre. Quand on résume le monde sur un portable où est l’humanité ? Où est l’enfant s’il n’invente pas ses jeux ? Il se cache pour revenir en homme, les yeux pliés en portefeuille et les mains pleines de crocs. Où est l’homme s’il ne crée pas son moi ? Les yeux trop affairés ne voient pas ce qu’ils voient. J’écris pour éveiller ce qui meurt sans bruit, les orages tranquilles, les bicyclettes brisées qui ne montent plus la côte. Je fais des phrases avec n’importe quoi, les rêves abandonnés, le silence perdu dans les plis d’un manteau, l’horizon fripé dans la poche d’en arrière, les poissons rouges qui flottent à la surface de l’œil, les mots crevés au ras de la peau. Les trains se perdent en route. Les hommes ne se croisent jamais qu’à l’extérieur d’eux-mêmes. S’il suffisait d’un seul grain d’amour pour étouffer l’ivraie, nous ferions des jardins au milieu du bitume. Les oiseaux nous regardent et n’en croient pas leurs yeux. Je ne sais que répondre aux bœufs d’abattoir, aux fleurs défoliées, à ces enfants qui meurent d’un étrange mal de tête. Il faut croire les rêveurs, aux lubies des saisons, à la patience des racines. La vie si improbable nous fait battre le cœur. J’apprends sur un coin de table à inventer le monde. Un bouquet de nuages aimante l’eau des fleuves. Les pages blanches accueillent l’inconscient noir du monde. J’écoute les forêts, les bêtes, les rochers. La fleur sur sa tige m’enseigne la prière. Le cœur bat dans l’église du corps. Les fruits se cachent sous la peau, l’amande sous l’écale. La musique vaut par ses silences comme la phrase par ses mots. Je voudrais tendre mon oreille sans porter de jugement mais tant d’autres dorment sur leurs deux oreilles sans entendre les pleurs.
Je me suis endormi un crayon à la main. Je me réveille, les orteils en virgules. Je cherche mes mots sur les draps tachés d’encre. Où irais-je sans i pour faire un oui, sans aimer, sans dire ni sourire ? Chaque matin, l’alphabet du soleil irrigue mon réveil. Je trouve au pied du lit le caillou d’un soulier, un début d’arc-en-ciel sur les minous de poussière, tout un bouquet d’oiseaux sur le pot d’une fenêtre. Des voyelles pépient dans le silence des pantoufles. Le canard siffle et fait chanter les mots. Je les bois en tisane où macère l’espoir. Je m’ennuie de la vieille grange en planches, des crayons de bois avec leur mine d’enfant, de la gueule d’un loup posé sur mon cahier, des échardes à la main et des ampoules au cœur. J’invente un champ de blé parmi les restes de table. Une rivière coule entre les ustensiles quand j’ouvre le tiroir. L’armoire est une mer chargée de souvenirs. L’œil collé sur le ciel, je bois le bleu des mots et les gouttes d’encre des nuages. De vieilles phrases s’appuient sur le dossier de la chaise. Les plus jeunes s’amusent avec le chien des heures qui gratte ses minutes. Je dresse le couvert tout en haut de la page. Un paragraphe brille sur les carreaux de la nappe. J’en ramasse une à une les miettes.
La grande aiguille des pins n’a pas d’heure. J’écris le mot lumière, le mot femme, le mot terre et je trouve un pays. J’accroche mon chapeau sur un clou de girofle. Je viens saluer l’eau de la source au nuage et remercier la terre de la graine à la table. Il faut de tout pour faire un monde. Les trognons de pomme jetés peuvent faire des poèmes, les pépins faire des arbres, les galets faire des ronds sur l’eau étale du silence. L’enfance grandit en moi un peu plus chaque jour. Je reste trop petit pour compter mes sous, faire des affaires, payer les dettes des saisons perdues et les factures du temps. Je vois la lune en plein milieu du jour, la mer sur un ongle, une montagne au centre d’une assiette, des étoiles séchant sur une corde à linge. J’attelle des chevaux avec une mèche de cheveux. Je ne tiens pas debout sans le secours des mots mais je pars avec eux dans les volées d’outardes. J’ai une langue pour apprendre. Sans aimer saurais-je que j’existe ? Je m’engueule avec les jours qui passent sans saluer les fleurs. J’aime les heures qui marchent à pas lents, les pommes reflétant la lumière, le berceau des amandes protégeant la douceur et les draps célébrant la création du monde. Celui qui marche n’a rien d’autre à dire que son pas. Celui qui parle trace une route. Celui qui rêve ouvre une porte.
Le sourire parle toutes les langues. La caresse d’une aile porte le poids du monde. Cette vieille qui balaie devant sa porte, c’est l’avenir qu’elle attend. Un arbre, avec ses trous d’oiseaux, interpelle un nuage. À force de compter et d’amasser des sous, à force de piller ce que la terre nous offre, à force de violer le sexe de l’enfance, restera-t-il un temps où tout sera possible ? Les érables en dormance s’enfoncent davantage. Alourdies par la neige, leurs branches manquent de souffle pour rejoindre le vent. Il serait temps de cesser d’avoir peur et de mourir à petit feu. Il faudra bien un jour dépasser la survivance, être dignes de la terre et solidaires des bêtes, mêler son cœur aux choses et son âme aux travaux, s’agrandir du dedans. Il faudra se lever, l’âme en avant du pas, pour mieux boire au soleil, mettre la table aux émotions, lorgner l’inaccessible, marcher du même pas des deux côtés du fleuve et se sentir vivants. Nous prendrons le plancher. Nous sortirons la langue. Nous nous mettrons d’accord. Debout face au soleil, nous croiserons nos ombres avec la lumière, la glace avec le feu.