Un être d'argile
L’hiver jette son châle sur les épaules du relief. Quand le lac est glacé, il s’éclaire comme la joue d’un cadavre. Les rives prennent des airs de linceul. Les yeux ne plongent plus dans la mémoire de l’eau. Sous la couverture blanche des flocons, les racines continuent l’écriture des arbres. Je touille mes idées dans les bulles d’un café. Il est de plus en plus difficile de préserver sa solitude. Derrière la fenêtre, deux arbres me font signe, deux mains comme des battoirs qui écrasent le ciel. Ils font des signes de naufragés. Qui comprend la douleur des arbres ? Lorsque le baromètre chute, j’essaie de décrypter l’écriture du givre. Sur la toile du monde, il y a des hommes qui sont des taches et d’autres des pinceaux. Chaque jour est un être d’argile à façonner d’amour. Il ne reste de moi qu’une caisse de cahiers. J’archive la poussière, la neige, le soleil, l’acouphène du silence. J’ai l’impression de lutter contre l’absurde. Les coulées de l’encre sont parfois des blessures. Au plafond, une araignée tisse le fil d’une pensée plus longue qu’un aphorisme. Dehors, les flocons frousseurs ont fait taire les mésanges. Pour entendre la mer, je relis Robinson. Les vagues se créent et se récréent au fil des phrases. Un robinet qui fuit laisse goutter les heures. Des ombres glissent dans l’ombre. Elles cherchent la lumière.
Il m’arrive encore de boire quelque fois, lorsque je sors en groupe, probablement pour endurer les autres et rabaisser la bête jusqu’à l’homme. Je me réveille avec un train dans le cerveau, des ronces dans le foie, le bruit des rails dans la tête. Quand je suis seul, je plonge en moi et sors mon crayon. Je lape l’eau du cœur. J’ai la soif d’un arbre puisant dans ses racines. Il faut sans cesse tenir en équilibre sur un fil. Je me raccroche aux rêves plutôt qu’aux souvenirs, aux instants de bonheur plus fragiles qu’un œuf. Quand je regarde la nature, je n’ai pas besoin de m’inventer un Dieu. Mes yeux n’en finissent pas de prier. Les corbeaux ricanent en me voyant passer. Les geais bleus sont aux aguets dans leurs guérites de cèdre. J’ai hâte de sortir mes raquettes et marcher dans la neige, faisant un bruit de poing dans l’oreiller de plumes. Quand j’avance en forêt, l’ombre d’un loup m’accompagne. On fera bientôt des trous sur la glace pour recueillir les fruits de l’eau. On dressera une petite cabane autour du trou. C’est plus une occasion de boire qu’un besoin de poissons, une forme de retour aux sources, une façon d’affronter le froid. La terre n’est pas un jouet qu’on arrange à sa guise. Les villes sont provisoires. Un jour, les forêts reprendront possession du territoire. Les hommes retrouveront leur âme. L’humus est une forme de mémoire. Déjà, dans les mines abandonnées, elle fait croître les arbres. Les bourgeons crèvent leurs écailles.
Mon logement est une cabane de livres dans le désert ambiant. Ses murs de papier étouffent le bruit des choses. Rien dans les mains sauf un crayon, je tache d’être heureux. On m’a offert une caméra mais je prends peu de photos. J’ai l’impression d’insulter le temps ou de lui voler quelque chose. Aujourd’hui, je surveille un renard. Demain, je serai un chevreuil, une fleur, une main quêtant son corps, une tête cherchant son âme. La forêt tend ses bras à tous les naufragés. Elle ne refuse personne. Durant la conscription, les déserteurs s’y cachaient. J’aurais fait comme eux, préférant la menthe au fusil, l’amarante aux soucis, la cabane à la caserne, les verres d’une jumelle à la mire d’un fusil, le chant des oiseaux aux tambours de guerre, la sève des érables au sang des amputés. Les bêtes trouvent leur route dans une nature démesurée et l’homme s’égare au coin d’une rue. La pluie. La terre. Le soleil. Ce qui est enfoui dans le sol rencontre les hauteurs. Les larves éclosent par milliers. Deux urubus se battent pour une patte de lièvre. Les charognards lavent la terre et blanchissent les os. Des millions de squelettes se reconstruisent un corps. La matière grise baigne dans les eaux cervicales. Il pleut sur le silence blanc. Même au froid qui mord, je murmure un mot gentil. Je réchauffe ma cabane avec le feu du cœur. La beauté ne sauve pas le monde mais l’aide à survivre. Toutes les portes s’ouvrent entre les pages d’un livre.
La beauté prend les formes qu’elle veut. La lumière nuance l’ombre. Chaque oreille se nourrit de musique, chaque regard de couleurs, chaque bouche de mots. Un pic, avec sa crête de punk, me réveille au matin. J’apprends à vivre au rythme des saisons. Le temps a son propre métronome. La terre, selon l’humeur du ciel, a ses phases dépressives. La conscience de l’homme fait alors les cent pas dans la cabane du corps. Le soleil apparaît. La neige crisse de joie. Une course folle succède aux journées de langueur. Des milliards d’années alimentent la source. Je m’étonne à peine quand un ange apparaît ou la reine des elfes en habit d’apparat. Derrière une ligne de pins se cache un vieux renard. La pluie remue ses pions sur l’échiquier du jour sans faire échec et mat. Quand l’arc-en-ciel s’appuie sur la ligne d’horizon, je n’ose pas bouger. Je voyage en dedans. J’imagine le trajet d’un flocon du lac jusqu’au fleuve, l’itinéraire des étoiles, le trajet d’une flamme de l’arbre à la fumée. Pour avoir la paix, il faut panser ses plaies non fourbir ses griffes ou aiguiser sa langue au fil des injures. Quand on rencontre un ours, il faut d’abord lui parler. C’est mieux qu’un coup de fusil. Les bêtes savent ce qu’elles attendent de nous. Que savons-nous de la pensée d’un chat, de la danse des mouches, de l’émoi des mésanges ou de la messe des cigales ?
Ma cabane est un ilot de survie entre les dépôts d’armes, les usines, les banques. Ses fenêtres servent à accueillir la nature pour qu’elle descende en soi pour remuer le cœur, arroser les pensées, faire des brèches au néant. Sa porte s’ouvre sur les bruits de la vie, le ronflement des eaux en face du cap, les îles à la dérive, la clairière endormie. Comme dans un livre ouvert, mon regard découvre sur le ciel l’écriture des oies. Perdu dans le grand tout, j’éprouve une infinie tendresse pour les fourmis, les paramécies et les canards cornaquant leurs petits. Quand on ferme les yeux, la paupière est un écran plus riche que celui des télés. Les yeux palpitent comme le cœur. J’écris comme on atteint la rive, tendu et lumineux. Toujours le haut rejoint le bas. La terre accueille les couleurs du ciel. La chlorophylle parcourt les racines en passant par la sève. On ne tient pas le monde dans les dix mots d’un aphorisme. Il faut que l’encre coule comme un fleuve. Peu avant l’aube, je dévale au crayon sept kilomètres de phrases. J’ai long de route à faire jusqu’au prochain cahier. Vaut-il la peine de refaire le monde juste au moment où il s’éteint ? Ma cabane en papier est parsemée d’images, de métaphores, de mots qui éclaboussent un nuage d’insectes dans la poudre solaire. Je déambule à la recherche d’un mot. Ce n’est jamais le bon. Entre le principe de pesanteur et l’élan vers le ciel, il faut une heure entière pour avancer deux phrases. Il neige de plus en plus. Je m’ennuie des calcaires odorants de Cros-d’Utelle. Je dois me contenter d’une vieille photo. Puisque la société empêche d’avancer, je vis en solitaire. Tout dialogue est un combat. Je cède devant les arguments et m’en tiens à la vie. L’insecte donne aux herbes la dimension du monde.