Un sang d'encre

Publié le par la freniere

Qu’y a-t-il à manger lorsque le moissonneur précède le semeur ? Il est plus facile de croire aux miracles que de faire confiance à l’homme. Il est encore heureux qu’on pleure ici ou là, sinon le cœur ne serait qu’un désert. Il est difficile d’écrire ce qui n’a pas de mot, de voir ce qui n’a pas d’image. Il n’est pas toujours bon de savoir attendre. On finit par arriver en retard aux rendez-vous. La neige reste couchée jusqu’au moment où elle accouche d’un fœtus printanier. C’est alors que les arbres enfantent leurs bourgeons. La terre est une immense maternité. Un arbre pense par ses racines. Il aime par ses fruits. La lumière médite par ses ombres. Sur la page des routes, les mots communiquent par les pieds et les images s’écrivent par les yeux. Une langue à fleur de bouche y nomme ses pétales. Des phrases dorment sur la table, des lettres ouvertes attendant qu’on les lise, des livres inconsolables, un carnet gribouillé au hasard des rencontres. Un café les réveille, le passage d’un oiseau, le pas d’un écureuil, le sifflement d’un tremble, la chute d’un vêtement sur le parquet du cœur. C’est vraiment à rien que je dois tout. C’est à si peu que je dois d’écrire, des petits bouts de rien, un alphabet rustique, quelques mots, l’écorce d’un bouleau,  un moustique, une abeille, une lettre qui faseille au milieu d’une phrase. La moindre brindille me fait faire un sang d’encre. Je tiens à la vie par une larme ou un sourire. Heureusement qu’il y encore des lettres qui s’entêtent, du braille dans les gestes, du cœur dans les mollets, des jambes dans la tête, du vent dans les branches, les trous de flûte, les cerveaux. Au baisser du soleil, le jour s’accalmit. Il rentre dans ses terres comme un bœuf à l’étable.

 

Tendant les yeux, on ne rencontre qu’un écran. Tendant la main, on ne rencontre qu’un portable. Se tendant tout entier, on ne rencontre que le vide. Le temps s’est réfugié dans les images numériques. La couleur s’anémie du pastel au fluo. L’or qui brille est moins vivant que l’urine des hommes. L’apparition des GPS indique l’absence totale de direction. On perd le Nord à museler ses fleuves, à chercher des métaux sous le pergélisol, à faire fuir les ours, à enliser la neige dans un bac à ciment. Quand la rançon de l’essence fait fondre les banquises, seules les banques applaudissent. Un honnête homme a sûrement honte d’être banquier, ou pire encore, spéculateur, policier ou ministre. J’ai essayé de vivre à la manière des citadins. J’ai côtoyé les lâches, les vendus, les assis, les vendeurs de mensonges. J’ai fini clochard, une bouteille à la bouche, une seringue à la jambe, la flamme dérobée, la pire indifférence, les yeux pas tout à fait d’équerre, les mots dans le vomi, la vie niée jusqu’à l’absurde. J’ai échoué parmi les fruits d’automne à peine bons pour faire du cidre. Je ne veux pas finir perdu dans les bottes d’un parking comme un ongle incarné. J’ai laissé l’or pour l’humus. Je ne m’en remets plus à l’affreuse loi des hommes jetant les os à la poubelle, les poètes en prison, les vieillards à l’hospice. Je retrouve peu à peu ce que l’on m’a volé, les dents pour la colère, les lèvres pour le dire, les muscles pour l’étreinte, la langue où habiter. Les oiseaux qui grelottent m’apportent leur chaleur. J’ai fait comme les mésanges apprivoisant l’hiver. J’arpente les chemins délaissés. Loin des maisons de verre que la honte repeint, je me suis fait une cabane de mots. Malgré tout, de loin en loin, j’entends grincer la ville. Il n’y a plus d’ermitage possible. La société tend ses chaînes partout. La corde d’un violon sur le point de briser n’en chante que plus fort. Pris dans un piège à con, mon cœur de patte saignante s’entête à s’évader. Le bruit des skidoos fait fuir les renards. Les ours hibernent sous les flaques d’huile. On entaille encore les érables avant de trouver du gaz de schiste et de polluer l’eau. En attendant, c’est sans bruit que les mésanges appellent mon regard. Mon œil est un nid où viennent éclore des images. Elles volent sur la page. Je ne distingue plus la limite du ciel. C’est ici et maintenant que je vis. Je parle aux pierres tout autant qu’aux étoiles, aux pluies qu’on ne voit pas tomber, aux coudes forcenés des racines.

 

Tout le corps est à saisir, pas seulement la main. Je ne cache plus rien derrière mes paroles. La rosée du matin m’enseigne l’éphémère. Je campe avec les loups au sommet des montagnes. Mes bras consentent au va-et-vient des vagues, aux épines dans la paume, au sable sous les ongles. J’aime l’odeur de la terre, la musique des arbres, la rondeur des pommes, la dérive des mots, la géométrie bancroche des sentiers. Les oiseaux se ramassent en grappes sur le patchwork du ciel. Les longues jambes des ruisseaux s’étirent jusqu’au lac. Le vent se glisse entre les mots. La langue caresse les voyelles. N’importe quel mot sans phrase m’emporte vers le rêve. Ma cabane n’a pas de tour d’ivoire, ni de fleurs de narcisses, ni minaret, ni mirador. Elle est en vieilles planches équarries par la vie. Elle porte ses semelles d’un livre à l’autre. Ses os craquent comme un plancher de pin vieilli par les faux pas. Son cœur n’a plus sa vigueur d’antan mais aime tout autant. J’ai peint ses murs en peintre du silence. Dieu est un fardeau trop lourd pour mes épaules d’athée. On n’a jamais tort de vivre. On n’a jamais tort d’aimer. Il y a des arbres qui sont là pour attendre l’oiseau, des hommes qui espèrent, des femmes qui accouchent. La peau du monde se presse de questions. Le pied enflé de terre, un seul pas suffit pour affronter l’abîme.

 

J’offre ma vie aux terres à l’abandon, aux chemins de traverse, au langage des arbres, aux travaux dérisoires, aux éclopés du rêve, aux cœurs insoumis, aux heures désœuvrées, à la sagesse des ruisseaux, à la mythologie des bêtes, aux muscles du sacré. J’ai laissé les phrases m’envahir, celles où le soleil souligne l’invisible. Je ne suis jamais seul quand j’écris. La neige m’accompagne, le soleil ou la pluie. Des milliers de flocons envahissent mes pages. Des rigoles de pluie font bomber le cuir des cahiers. Des cigales s’animent dans la buée de l’encre. Pourquoi s’accrocher à la terre quand le ciel est si beau ? Parce que la terre est un produit du ciel. Les étoiles se fractionnent en semences. La voie lactée se pollenise en fleurs. Des abeilles en prière produisent le miel de l’âme. L’harmonie végétale a surgie du chaos. Il suffit d’écrire lavande pour parfumer la phrase, d’orthographier la rose pour que l’encre perle d’une épine. La bouche se lave avec l’eau des mots, à la lessive des images, avec le blanc des pages.

 

Chez l’australopithèque, le développement du cerveau correspond à l’apparition de la marche. On ne peut séparer l’action de marcher du lieu où elle s’opère, pas plus qu’un mot n’a de sens qu’avec d’autres.  Peu importe où l’on marche, en montagne, en forêt, en traversant la plaine, on marche sur les eaux. Je suis un marin terrestre, un aviateur pédestre, un marcheur d’absolu, un démarcheur de rêve. Le dépassement de soi implique la présence d’un paysage. J’ai besoin d’arbres pour écrire, de la présence des bêtes, des odeurs et des bruits qui façonnent l’air ambiant. Il n’y a pas d’arbres sans feuilles, de roses sans épines, d’enfantement sans femme. 20 kilomètres  à pied se calculent en journées, alors qu’un vol d’oiseau se calcule en secondes. Il ne s’agit pas d’aller loin mais d’apprivoiser l’espace. C’est la seule façon d’avancer à une vitesse humaine. Qu’il fasse beau ou lard, la route garde les traces du soleil, de la pluie, de la neige, de la vie. Il ne suffit pas d’inventer la présence, de faire semblant d’y être, il faut savoir dealer avec l’invisible, négocier avec l’impossible mieux qu’avec le réel, faire du feu avec rien, un peu de chair nouvelle avec des vieux mots, narguer le désert avec une seule voyelle Il n’y a pas que la pluie pour nous confondre au paysage. La sueur peut répondre à la sève, la neige à la page blanche, l’essoufflement au vent. La voix s’agite dans les muscles de l’air comme un cri de souris, une patte de loup saignant dans le piège des hommes.

 

Je marche autant avec mes pieds qu’avec mes mots. Les deux vont de concert, élastiques ou lourdauds. Ce n’est pas la mort qui nous rend fragiles mais la dureté des brutes et leur absence de cœur. On a beau perfectionner la médecine, la vie moderne allonge la liste des malades et l’industrie de guerre le nombre des cadavres. Même si la plupart des évènements s’imposent à nous, chaque instant nous offre une chance. Il faut savoir la prendre. Il y a derrière chaque ombre une prégnance de lumière. Debout dans l’invisible, je voyage par le regard des insectes, la voie lactée, la sève des érables, la débâcle des glaces. Je danse avec le vent. C’est un miracle que d’écrire, encore plus que le chant d’un oiseau. Écrire, c’est assumer qu’on va mourir, qu’on vieillit, qu’on peut rester debout malgré l’adversité. L’espace ne répond pas au temps. Le temps, je le caresse sur la joue avec un bout de crayon. Je l’embrasse sur la bouche. Il y a une force incroyable dans la fragilité.

 

On oublie trop vite qu’on vient sur terre pour aimer. Je ne trace aucune route. C’est à peine si je remonte du puits pour prendre une bolée d’air. J’ai bâti ma vie avec trois fois rien, des plumes et des épines, des écorces d’érable, des entrailles aux entailles, des retailles d’amour, des planches de salut à moitié vermoulues, un escalier de phrases adossé sur le vide. Quand travailler consiste à fabriquer des morts, il faut prendre le large, refuser d’obéir. Je mets du blanc sur le mot neige et du cœur à l’ouvrage. Chaque mot a ses couleurs, ses odeurs, ses bruits. Il faut les ajuster comme une scie musicale, du crincrin à l’arpège, du vlam d’une porte à la fugue de Bach. Je ne crois pas en Dieu. Je crois si peu les hommes. Où aller quand la route s’absente, où faire le premier pas et même le dernier ? Je remercie au moins le brin d’herbe qui lève, la sève qui circule, les hommes encore debout.

Publié dans Prose

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