Une allumette vite éteinte

Publié le par la freniere

Ce matin, faute de mots, je parle avec les mains. Je ne dis rien de plus que la chaleur du corps, le port de tête où naviguent les rides, la douleur du monde, la morsure des nuits. Celui qui perd son violon en cherchant son archet ne voulait pas jouer. Celui qui perd ses mots les remplace par quoi ? Ce qui est noir pour l’un éclaire pour un autre. Dans les pieds immobiles, les pas cherchent la porte. Dans les yeux des aveugles, la lumière est sonore. Dans l’oreille des sourds, les images pianotent. Une allumette vite éteinte est un espoir trop fragile. J’ai besoin d’un volcan pour m’en faire un abri, d’un ouragan pour retrouver la paix, d’un orage pour faire des éclairs. C’est par la tête que les pieds marchent, que les mains se souviennent, que le cœur bat plus vite, que la pierre est plus vivante que la taupe, que le vert devient bleu. C’est par les yeux que les images vivent.  Que fait-on avec le ventre plein de verbes, des fourmis dans les jambes, la tête pleine de trous, la langue entre les dents ? Des kilos de voyelles quittent ma tête et forment sur la page un étrange verger. Cela vient des cicatrices du monde, des balafres du temps. Cela vient d’une étoile, d’un fleuve, d’un roncier. L’oreille complète ce que la bouche dit. Ma parole est un clou. J’ai trouvé mon clou planté dans la vie même.

Le vent ravaude ses dentelles comme une vieille fée maussade. Tous les sens aux aguets dans un concert floral, j’en appelle à la pluie. Dans la maison fictive, il y a plus de mots que de choses, plus de regards que d’images. Des hommes meurent de froid, de détresse, de violence. Des enfants crient famine avec leurs yeux ronds. Je ne peux l’oublier même au milieu de la fête. Je cherche encore la route allant plus loin qu’un mot, un réel plus juste que la brume du rêve. Plouf ! Un caillou tombe à l’eau. C’est peut-être un suicide. Un poisson tourne autour et s’en désintéresse. Des négations se cachent quelque part dans les choses. L’espérance y trébuche, une fleur à la main. Sur les fils électriques, des tourterelles aigües aiguisent mes oreilles. Dans le sous-bois, entre les marguerites et les orties, les épervières lèvent le poing. Elles font des taches de rousseur sur la luzerne folle. Le vieux saule courbé sur le miroir du lac porte à peine son ombre. Il verse dans l’eau claire la moitié de son poids. La chaleur cohabite avec le frais de l’ombre, laissant entre les branches un arc-en-ciel d’odeurs. La terre attend la pluie, ses grands pieds brassant la boue, ses grandes mains qui verdissent la peau rousse des roches. Les oiseaux cèdent la place aux insectes chanteurs.

Le temps n’existe pas pour les bêtes. Seule la raison de l’homme a besoin d’une horloge. L’enfant resté enfant n’arrive jamais à l’heure. L’enfant nourri de lait se cherche dans les eaux. L’enfant de dix ans a toujours dix mille ans. Il retarde l’arrivée du sommeil. Quand la serrure est haute, la clef grandit dans la main de l’enfant. Le sourd ne craint pas les fausses notes ni l’aveugle la nuit. La mer brasse tant de vagues pour un gramme de sel, le vent tant de pollen pour une pomme tardive et l’homme tant de routes où il ne va jamais. De l’un à l’autre, en zigzags imprévus, la parole ricoche comme une balle de ping-pong. Quand un verre se brise, le cristal applaudit. Quand le tonnerre se tait, un éclair apparaît. Quand l’éclair disparaît, on entend le tonnerre. La brume se démaille. L’aiguille s’est perdue dans un ruisseau de laine. Le temps en un clin d’œil se laisse dépasser. On se trouve un instant en pleine éternité. Si je donne à la nature des sentiments, c’est qu’elle me prête son âme. Les mots ne seraient rien sans tout ce qu’ils décrivent. Si je dessine un mur où il n’y a qu’un vide, un promeneur distrait s’y cognera le nez. Un autre y creusera une porte. L’épicier y posera une affiche. Un voisin ajoutera des barreaux et sa femme une fenêtre d’oiseaux. Le vieux du bout du rang esquissera un cheval, un bogey, un Massey-Ferguson à trois roues servant pour le blé d’Inde. Une fillette à tresses remplacera le mur par une maison de poupées.

 


Publié dans Prose

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