Une lumière m'appelle
J’habite dans un cercle plus vaste que le moi. Assis sur un rocher en larmes, j’en respire le sel. Il y a toujours un lieu où la terre touche le ciel. Je cherche sur la page le point de l’univers où bouge l’horizon. Pieds nus dans l’aube, le grand corps de la nuit sort ses jambes du lit. Les mots s’éveillent sous la peau. Le soleil caresse la fontanelle du monde. Les images s’emboitent dans un casse-tête abstrait. Tantôt sur la route, je laisserai le sol lécher mes pieds, les petits doigts de l’herbe m’indiquer le chemin. Je vis écartelé entre la chair et l’âme. Les arbres parlent. Les fleurs ébruitent le secret des odeurs. Une lumière m’invite derrière les apparences. Le monde trop vaste pour un livre, j’en retranche des phrases.
Ma plume est comme un cierge dans l’église des mots. Certains souvenirs ont la chaleur d’un œuf. Couvés par la parole, ils éclosent à la sortie des lèvres. J’ai sept ans pendant quelques secondes. Dans un instant, je serai Cro-Magnon, un silex à la main. Je regarde chaque chose pour la première fois. Il le faut pour écrire. Une grande maison blanche devient une rivière. De la première ligne à la dernière ligne, un caillou sert de cale. Chaque goutte de pluie sert de miroir à l’autre. Leurs visages emmêlés ne font plus qu’un sourire. Le temps porte à l’oreille le piercing des saisons.
On ne met pas tous les oiseaux en cage. Seuls les hommes fabriquent des barreaux. Ils vont même jusqu’à les astiquer. Comment toucher l’amour avec tout ce sale sur les mains, ce sel sur la plaie. Ce sont les petits détails qui nous sauvent du pire, une pie sur un fil, la fleur d’un chardon, une simple miette de pain, le manche d’un râteau appuyé sur un mur, le mauve des fossés, le beau rouge des joues. Les pieds ancrés dans le sol, j’apprends à lire les racines. La tête dans les nuages, je syntonise les étoiles. Je vais beaucoup plus loin à lorgner les insectes qu’à traverser la rue, à faire des ronds de jambes qu’à franchir les ronds-points.
La lumière verdit dans l’ombre des sapins. Elle devient d’or sur les vagues du lac. Je ne racole pas. Je caracole. Je chantonne. Je murmure. Je voudrais m’immiscer dans l’écorce d’un arbre, faire un nid dans les mots, faire éclore mes gestes en milliers de caresses. Je voudrais habiter dans une corbeille de fruits avec des chiens laids plus tendres que les hommes, des enfants sans haine, des promesses sans chaînes, des pères sans bruit de gifles, des fusils sans épaules, des couteaux sans lame, des chapelets sans balles, des parapluies sans larmes.
Le vent ce matin a mis sa bouche de petite fille, son petit col Claudine. Hier, il avait portant les épaules d’un tronc, la tête d’une montagne, les bras d’un fleuve tordant le cou des vagues. La même saison s’habille en reine ou en clochard. Les mêmes mots titubent ou redressent le monde. J’écris entre l’averse et l’éclaircie, le sourire et les larmes. Mes phrases prennent le visage de la terre. Dans le pays des arbres, les pissenlits ont la parole. Les oiseaux chantent sans bâillon. Je n’ai besoin de rien pour voyager, un bâton d’écriture, un crayon, une plume, la blancheur d’un harfang tout au bout de mes yeux, un souvenir d’enfant, le sourire d’un mort. La page blanche me servira de route, de cheval, de rêve.
J’ouvre les bras comme un livre d’images. Ma chair communie à l’hostie du soleil. Un arbre. Un oiseau. Le vent. Il suffit d’un rien pour habiller le monde. Pour atteindre le ciel, un arbre trempe son âme dans un bain de matière. Je dure et je m’accrois. Je persiste et je signe à partir des miens, mon amour, mes enfants, mes aïeux. Chaque seconde où j’écris a le poids d’une page. L’horizon dresse la table au déjeuner des bêtes. S’ils portent l’espérance, les mots comme des dents mal plantés finissent par sourire. Toute la musique nait entre deux notes qui se cherchent.
La fleur s’écrit en lettres végétales. Les syllabes se nouent dans le terreau du monde, la sève et son écorce, les racines et les feuilles. Le sang des feuilles mortes ne coule plus dans l’arbre, il irrigue l’humus. La pierre et le torrent font des prises de lutte. Sous les stores du mensonge, nous sommes tous des maisons de verre. La lumière nous brûle aussitôt qu’on les ouvre. À force d’avancer dans ses propres ornières, on oublie trop souvent de regarder le ciel. Je n’imagine pas que la vie cesse un jour. L’angoisse des questions n’attend pas de réponse. L’ombre s’égare lorsque le corps devient sa propre silhouette. Ce que je ne sais pas imprime sa clarté sous la tension des mots. Même le corps en souffrance, le cœur exige de battre. La source court au fleuve pour boire ses limites.