Une ficelle à toupie
Pauvre enfants dépouillés de leur peau, la cour d’école est clôturée par les paroles des marchands. Il n’y a plus de Cheyennes derrière la colline mais des écrans géants. Plantés dans leurs certitudes, les adultes désapprennent l’innocence des choses. Pour eux, tout doit se vendre ou se louer. Ils préfèrent le vol des banquiers à celui des oiseaux. Ils ne voient plus le soleil sur les arbres de verre. J’avance en sifflotant, une main toujours enfouie dans une poche d’enfance, les doigts serrés sur une bille, un galet, un brimborion de rêve, une ficelle à toupie. Les plus frêles épaules portent le fardeau du monde.
J’ai usé mes poumons sur mille barricades, jappé comme un chiendent sur le parvis des banques, bourré mes poches de noisettes, sucé la glace des corniches, tété la vie à la gorge du cœur, collé ma langue sur les rails, rongé mes ongles jusqu’aux murs, déroulé comme un fil la ligne d’horizon, ramené la baballe, réveillé un à un les oiseaux, râpé la pomme jusqu’au trognon sans retrouver le goût d’enfance. Les gens courent dans la rue. Je ne sais où ils vont. Ils font la queue, la quête, la question. Les bruits sont la musique du hasard. Les sonates sont celle du semeur, du peintre, du poète. Les mots verger, verdure, végétal, ont l’odeur des fruits. J’aime traîner seul sur la route comme un élève au retour de l’école fait des détours et des pieds de nez, étoilant d’un galet la vitre épaisse de l’eau, volant des pommes ou des cerises, poussant du pied sa vie comme un ballon de plage.
Galarneau fait de l’œil sur toutes les vitrines. De la tarte aux pacanes à la litière à chat, les odeurs prennent l’air et sortent sans habit. Le redoux a ça de bon qu’il débouche les nez, décrasse les oreilles et dégivre les yeux. Le vent se fait poli et repeigne les arbres. Les doigts de la chaleur déboutonnent la neige. Les pieds dans la gadoue, je hume l’air ambiant. Je veux sentir la vie comme on sent la forêt et la chaleur des mains. J’ai besoin du mystère du monde, de gnomes, de lutins, de moineaux, de berceuses, du murmure des feuilles, des virgules de cendre sous la flamme des mots, des sentiers de campagne, d’un lit de terre où s’éveillent les graines.
Hiver en quête de flammes, j’avance ma bouche vers le fruit. Qu’avons-nous à offrir à l’espoir ? À peine un éclat de rire pour étourdir le malheur, un bourgeon plein de larmes, une plante en vase clos, deux mains aux dix ailes de chair caressant l’horizon, la langue de la pluie venant lécher les arbres, le soleil qui les sèche. Sur l’océan du monde, chacun pousse sa vague sans s’occuper des rives. Nos mains tendues vers l’univers ne rencontrent qu’un mur. Dans la nuit des néons, l’aube seule a gardé le monopole du vrai. Je reste sans réponse aux questions des enfants. La pureté s’est tarie dans le sable des chiffres. Les pas se confondent à l’asphalte sous les marques des clous. Le temps ne mange plus que le pain des secondes. Toutes les bouches affamées ne sont plus qu’une blessure. Désormais, j’ai peur de l’humanité. Elle n’a plus que des réactions de masse. Les mains vides devant l’éternité, avec des mots de rien, je mets ma vie debout pour apprendre à aimer.