Le bonheur n'est pas simple
L'enfance a cassé ses crayons. Leurs couleurs se délavent dans l'ombre. Aussi fatigués que moi, une éraflure à la manche, un accroc dans le tissu, un col de chemise prêt à saigner, un pantalon aux genoux tuméfiés, mes vêtements reposent sur le dossier d'une chaise. Ils reprennent vie quand je les porte. L'âme se cache et se cachette dans l'enveloppe terrestre. Le temps se fend comme une bûche en bois d'érable. Les années sont la hache qu'on soulève à deux mains. L'histoire est sortie de ses gonds. Les tempes de la mémoire implosent. D'autres mots sont des pilules nutritives. Ils remplacent le pain dans l'estomac du monde, son tube digestif. Les mouches accourent sur la fiente des phrases. Le sens émerge des ratures. Les yeux du présent sont morts. On noie la vérité sous les slogans, les pauses publicitaires, l'aspirine et la dope, les larmes qu'on essuie avec du placenta. Le bonheur n'est pas simple, le malheur non plus. Les traqueurs de vie les cherchent sans arrêt. Ce que nous faisons du temps détermine ce que le temps nous fait. Les coups de dé de la vie ne doivent rien au hasard. Il n'y a rien de séparé. Tout se tient par la main, les mots comme les gestes, les rires, les rictus, les rides. La moelle des arbres relie les branches et les racines. Le vinaigre et la salade se mêlent dans un bol. Depuis Nagasaki, le futur semble une chimère. Le présent nous offre des émotions au lieu des faits, des opinions au lieu des idées, l'écriture blanche de la prose au lieu de la lumière des poèmes. Il fait crier de peur et s'étirer la bouche. Un crayon sur l'oreille, les doigts sur un clavier, j'ai pris de l'âge avec le temps, des ganglions d'enfance aux ridules des vieux. À défaut d'une chaumière, j'habite à l'intérieur de l'homme. Dans le lac des mots, le ruisseau des voyelles, la rivière des phrases, je cherche des truites, non le menu fretin. Je porte mon pays sous le bras, tous les pays du monde dans la mine d'un crayon.
Mon stylo dessine des arabesques dans les marges. Les insectes à ressorts trépignent d'impatience. Les abeilles électriques font des flammèches bleues et les punaises de bénitier se noient dans l'eau bénite. Des arcs-en-ciel de pétrole scintillent sur la crasse des rues. Des œufs éclosent dans les nids de poule et les pneus crèvent sur les écales. Les hirondelles recousent l'air à grandes envolées. Le vent fait des accrocs dans le tissu du ciel. Les visages dans la foule n'ont pas plus d'importance que les vagues sur la mer ou les planches dans un mur. C'est une mer d'oreilles décollées, de nez cramoisis et de bouches tordues. Dans les chambres et les lits, la nuit a mis le rêve dans de beaux draps. Le cheval des mots mâche une poignée d'avoine avant de ruer dans les brancards. Le monde moderne se perd dans la forêt des choses. Face aux larmes, je m'accroche à l'espoir, au pays des chimères, à l'invisible qui nous hante. Ce qu'on ne voit pas existe. On peut décrire l'absence. On peut dire le silence sans qu'on baisse le ton. Tout endroit se nourrit de l'envers. Les fondements de la réalité s'accordent parfois mal avec le rêve. Il faut gosser les planches, varloper les écorces, faire sauter les nœuds au burin d'un crayon. L'odeur du bran de scie et des copeaux résineux nous amènent ailleurs. S'asseoir dans la boue ne salit qu'un tissu. La lumière de l'âme reste intacte. Les murs déteignent sur le temps qu'on y passe. Lorsqu'une maison brûle, les pompiers éteignent l'incendie, mais le reste du monde continue de brûler. Le rêve est un cours d'eau irriguant le réel. Les bêtes, les hommes, les oiseaux s'y abreuvent. Les poissons y respirent par les ouïes. Les rats d'eau nichent dans les trous de glaise de la rive. Les arbres y trempent leurs racines. L'univers où nous sommes enfermés laisse place à autre chose.
Dans les ruelles vides, un quidam s'affaire à décrocher les cordes à linge. Les enfants n'écrivent plus. Ils communiquent par Facebook ou Tweeter. Ne sachant plus conjuguer, ils photographient le vide et s'accrochent aux limbes électroniques. Heureusement, quelques dividus lisent encore, les longs textes d'Alain-Arthur Painchaud, les poèmes révolutionnaires d'André Chenet et Jean-Michel Sananès, les éditoriaux intelligents de Jean-François Carrier. Je sors pour me sentir en vie, humer l'oxygène de la terre, le clapotis du lac, le frémissant du saule qui a les pieds dans l'eau. Comme un Amérindien en prière, j'allume un feu dans la sauge du cœur. Mes sorties nocturnes m'offrent le goût tenace de la liberté, la faim têtue de vivre. La lune est comme la bave aux lèvres épaisses de la nuit. Des visages flottent sur des armoires à glace. Le vent navigue d'une fenêtre à l'autre. Accroché comme un gnome à son arbre généalogique, j'attends la crue des eaux, la croissance des fruits, l'arrivée des oiseaux.
Jean-Marc La Frenière