Georges Lapassade

Publié le par la freniere

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Georges m’a appris l’improvisation. A son école, je n’ai jamais écrit mes cours ou conférences avant de les prononcer ! Et aujourd’hui, je dois écrire un papier que je devrai lire ! Ce matin, j’ai évalué à 800, le nombre de livres de sa bibliothèque. Comparée à la mienne (12000 volumes), et surtout aux dimensions de l’écrivain que fut Georges, à sa carrure intellectuelle, c’est très peu ! Comment expliquer qu’il ait publié 45 livres avec une si petite bibliothèque ? La réponse qui m’est venue : Georges utilisait à plein les services de l’université. Il était un des piliers de la bibliothèque. Etudiant, il habitait dans une chambre du 22, boulevard Saint-Michel. Et, je me souviens de son studio de l’Ile Saint-Louis où il vécut longtemps. Il n’y avait guère de place pour stocker des livres ! Par contre, à cet endroit, il avait toutes les grandes bibliothèques à ses pieds. Il n’avait que quatre étages à descendre ! À Vincennes, il fréquentait la bibliothèque, à Saint-Denis aussi. Quand il s’est installé Rue de la liberté, au début des années1990, il a passé beaucoup de temps en bibliothèque pour lire ouvrages et revues, et à la CIO pour lire les quotidiens. Maryle, la responsable du service, devait lui créer un espace, à côté de «son» arbre !

 Georges Lapassade, né en 1924, a vécu toute sa vie comme un étudiant nécessiteux. Je l’ai connu à Vincennes, avant la création de la carte orange, mendiant des tickets de métro. Il fut un pilier du restaurant universitaire, affirmant avec beaucoup d’autorité que c’était le meilleur restaurant de Paris. Lors des colloques, ou des plus grandes occasions, il refusait d’aller au restaurant. Nombreux furent ses proches à lui reprocher de ne jamais les inviter au restaurant. Un jour de grande générosité, il lui est arrivé de venir à la maisonavec trois poireaux à la main, en demandant une soupe ou une poule au pot. En 37 ans de collaboration avec lui, il m’est arrivé d’aller une fois au restaurant avec lui. C’était au Procope, le lieu où Voltaire, Rousseau, Diderot se donnaient rendez-vous. C’était en 2002, à l’issue d’une soutenance de thèse sur Michel Lobrot, soutenue par une épouse de ministre. C’est elle qui offrait le repas. Georges n’avait pas boudé les huîtres, bien au contraire ! Dans ce registre de l’économie, Reski me racontait qu’il achetait ses vêtements au kilo chez Emmaus, une «très grande marque», disait-il ! La dernière fois, il avait obtenu 5 kgs pour un euro. Cette prédisposition à la vie la plus simple lui permettait de rencontrer les plus pauvres, et de vivre avec eux. Ainsi, il se sentait chez lui avec les jeunes des banlieues, avec les déviants de France et de Navarre, mais aussi du Maghreb ou de l’Amérique latine. Lors de sa première hospitalisation à la clinique d’Estrée, au mois de mai 2008, Georges passait pour un vieux clochard désargenté, délirant (il avait dit qu’il était invité en convalescence par le Roi du Maroc). J’ai dû expliquer au personnel soignant qu’il était un grand professeur, connu dans le monde entier, et qu’il avait toute sa tête, que j’avais vu lalettred’invitation du cabinet du Roi ! Ce mode de vie à la marge n’a pas été bon pour sa santé ! S’il a pu voyager longtemps dans de nombreux pays, un coup d’arrêt sera donné, quand il devra entrer en dialyse. A partir de ce moment, ses voyages deviennent beaucoup plus difficiles à organiser. Il s’adapte, cependant, très bien à ce nouveau rythme de vie qui lui est imposé.

 

Et il s’est adapté aussi à la retraite, passage difficile pour les universitaires. René Lourau et Gérard Althabe, ses amis de Gelos, n’y ont passurvécu Lesuniversitaires souffrent de perdre du jour au lendemain tout leur pouvoir de mandarin ! Mais, Georges a dû serrer les dents lorsqu’un collègue particulièrement méchant lui dit au lendemain de sa retraite, alors qu’il cherchait à prendre la parole dans une assemblée d’enseignants : - Monsieur Lapassade, vous êtes retraité ! A partir d’aujourd’hui, vous fermez votre gueule ! C’est vrai que jusqu’à ce jour, il l’avait beaucoup ouverte ! Le doyen Lapassade décide alors de ne plus aller dans les réunions officielles, et de se contenter des couloirs de l’université, où il entretient des relations personnelles avec beaucoup de monde, ainsi Danielle Lemeunier en sciences de l’éducation ! Un groupe d’enseignants et de membres du personnel administratif se battent pour qu’il puisse conserver un débarras sans fenêtre, qu’il nomme «mon bureau» ! Il participe alors à la vie de l’université, en aidant les étudiants en difficulté à rédiger leurs mémoires de maîtrise ou de thèse !

 

Pendant 16 ans, il a accueilli chez lui des étudiants pauvres, le plus souvent des étrangers sans papier. Il cherche à se constituer une famille. Il travaille sans relâche à l’insertion de ces étudiants, à leur affiliation universitaire. Et, parallèlement, il continue à enseigner. Il remplace au pied levé les collègues invités à des conférences à l’étranger ! Douze ans après sa retraite, il continuait à assurer gratuitement un séminaire de master, à coordonner des numéros de revues, à écrire des livres, n’oubliantjamais d’y associer les étudiants !

Dès 1971, alors que j’étais en maîtrise à Nanterre sous la direction d’Henri Lefebvre, j’ai été ainsi associé à ce mode de travail artisanal. Le jour de notre rencontre, chez René Lourau, rue Pascal à Paris, Georges me commande 2 chapitres pour L’analyseur et l’analyste ! Il me faut  les lui rendre 3 jours plus tard ! Il avait déjà fait le coup à René Lourau, quand celui-ci s’arrêta à Arbus, à la Noël 1963, sur le chemin de Navarrenx, où il devait rencontrer Henri Lefebvre, son directeur de thèse ! Lors de cette première rencontre, 3 heures durant, ils avaient écrit ensemble un article sur la dynamique de groupe. Associer les jeunes à ses chantiers est la méthode pédagogique de Georges. Il travaillait intellectuellement comme le potier qui associe ses apprentis à son travail, ou mieux le ciseleur marocain ! Il utilise cette image pour expliquer son travail dans

L’intervention institutionnelle (1979).

 

Il a fait l’école normale de Pau et est devenu instituteur. Parallèlement, il entreprend des études. Il parvient à être détaché pour faire des études à Paris, en passant d’abord le concours d’inspecteur primaire, en assumant des tâches d’animation en cité universitaire, puis en obtenant un poste de chercheur au CNRS... L’œuvre intellectuelle de Georges Lapassade commence vers 1947-49. J’ai une photo de lui, à 25 ans, se promenant sur le Boul’Mich, à Paris, que m’a prêté Pierrette Lombès, présente aujourd’hui ! A l’époque, il fréquente la quartier latin. Il a appris la musique. Il joue de plusieurs instruments (piano, guitare, accordéon). Il fréquente les caves de Saint-Germain des Prés et le mouvement existentialiste. Il rencontre Merleau-Ponty qui lui commande une enquête sur la jeunesse, pour Les temps modernes. Georges fait l’enquête, mais rendre ce texte lui semble trop difficile. Plusieurs fois, déjà, il a détruit ses écrits, dont une Anthropologie de Kant que lui avait été commandée par Ferdinand Alquié, à Montpellier, où il avait commencé sa philosophie. Car, à cette époque, Georges Lapassade vit douloureusement son homosexualité. Il a eu des relations difficiles à son père. Malgré sa réussite à l’agrégation de philosophie, il vit le déracinement : il garde un complexe de Béarnais à Paris, expérience vécue aussi par Gérard Althabe, René Lourau et Pierre Bourdieu. A la fin des années 1940, il rencontre Jacques Lacan avec qui il se lie. Celui-ci accepte de l’écouter. Il lui conseille d’entreprendre une psychanalyse pour travailler la question de son identité sexuelle qui le fait tant souffrir, et par voie de conséquence son rapport à l’écriture. Daniel Lagache lui fait rencontrer Elsa Breuer, qui a été analysée par Freud et a fait sa didactique avec Marie Bonaparte. Celle-ci est âgée. Non seulement, elle conduit la première analyse de Georges, mais elle vient en vacances à Arbus, et elle lui proposera même de lui vendre sa maison en viager... Après des années, Georges retourne voir Lacan qui lui conseille alors de refaire un bout d’analyse avec Jean Laplanche. Cette analyse se termine en 1963. Ainsi, Georges travaille dans le cadre de la psychanalyse durant quinze ans. Georges m’a expliqué fin juin qu’il avait accepté de payer sa psychanalyse, parce qu’il ne pouvait pas s’en passer. Il en avait vraiment besoin. Par contre, les instruments de la modernité, l’ordinateur, par exemple, qu’avait voulu lui faire acheter Patrice Ville, en fin de vie, lui semblait une dépense inutile... Durant ces années de psychanalyse, il s’est mis difficilement à l’écriture de sa thèse de doctorat, avec l’aide de Daniel Lagache.

 

En 1958, Georges qui est déjà bien intégré dans les mouvements d’avant-garde (il lit Socialisme ou Barbarie depuis 1950), se passionne pour le mouvement des groupes. Il s’initie au psychodrame (Moreno), à la dynamique des groupes et à la recherche-action (Lewin) et à la non-directivité (Rogers). Il est alors animateur à la Cité universitaire d’Antony.En essayant de comprendre les conflits des instances de gestion de la cité, il découvre l’importance du politique. Le vécu des groupes est surdéterminé par les appartenances politiques. Il comprend que les stratégies de gestion qui s’affrontent dans la cité viennent de décisions prises dans des partis ou groupes politiques (communistes, trotzkistes...). Il pense alors l’articulation entre groupe, organisation, institution. Il invente l’analyse institutionnelle. Vite, il comprend que Félix Guattari, Jean Oury se posent des questions proches, sur le terrain de la psychiatrie. Il connaît Saint-Alban et le docteur Tosquelles, La Borde à Courcheverny. Il fera visiter ces lieux à René Lourau en 1964, inventant ainsi le voyage d’initiation que nous pratiquons encore avec nos étudiants.

 

Dans les années 1960, il participe à l’invention du mouvement de la pédagogie institutionnelle, puis de l’autogestion pédagogique... Nous avons raconté ces histoires dans plusieurs livres... C’est devenu une ritournelle. Je passe ! Toute cette activité parisienne se double d’une nomination comme maître de conférence de sociologie à Tunis en 1965. Georges est parvenu à soutenir sa thèse d’état en 1962, sur L’entrée dans la vie, un essai sur l’inachèvement de l’homme. Il publie Groupe, organisation, institution, en 1965. A Tunis, on l’accuse d’avoir déclenché une grève dans le cours de Michel Foucault. C’est injuste, car Georges était entré dans l’amphi de Foucault pour venir lui proposer de le ramener au centre ville dans sa voiture ! Michel Foucault ne fait rien pour démentir la rumeur. Georges devra rentrer en France ! Jean Duvignaud l’accueille à Tours. Dès 1962, Georges a animé des sessions de formation au syndicat étudiant (UNEF). Il forme les dirigeants étudiants à la dynamique des groupes. Il développe une critique virulente de la bureaucratie, qui sclérose les énergies sociales. Sa théorie de l’analyse institutionnelle est bien articulée depuis sa lecture de différents textes de Cornelius Castoriadis, et surtout de La critique de la raison dialectique, de Jean-Paul Sartre. On en a la preuve en lisant son texte prononcée à Royaumont en 1962, dans le cadre du colloque Psychosociologue dans la cité, et qui sera publié plus tard. Georges passe le mois de mai 1968 à la Sorbonne. Dans ses mémoires, Simone de Beauvoir raconte sa visite de l’Occupation de l’Alma Mater, sous la houlette de Georges... Un article de Lucette Colin paru cette année dans un numéro spécial de L’Humanité sur Mai 68 montre son rôle dans ces évènements. Il se lie avec Daniel Cohn Bendit et son frère Gabriel. Ils furent heureux de se revoir à Paris 8 en 1999. Il vit intensément ce moment de transe collective !

 

Les retombées de Mai 68 font de Georges Lapassade l’un des animateurs de la contre-culture. Il traverse le festival d’Avignon en juillet 1968. On l’accuse de le saboter ! Il vit plusieurs mois avec le Living theatre. Déjà, il s’était initié au happening... En 1970, il découvre le Brésil. Il a le temps d’étudier la macumba qui le passionne. Son séjour à Tunis lui avait déjà permis de s’intéresser aux phénomènes de transe... Cet objet deviendra l’un des axes forts de sa recherche, lorsqu’il découvrira les Gnaouas d’Essaouira. Mais, il fait une conférence sur les institutions devant 500 personnes. Le Brésil de la dictature n’apprécie pas, et le reconduit à l’avion. En 1968, il avait publié un livre Procès de l’université, qui reprend des analyses dans l’air de temps. Suite à une méprise sur le sens de cet ouvrage, on l’invite à Montréal pour réorganiser l’université du Québec. Après 6 mois de chantier ininterrompu, le Parlement du Québec suspend sa mission. Encore une fois, il reprend l’avion pour Paris...

 

Chaque aventure est l’occasion de l’écriture d’un livre. En 1971, Georges Lapassade édite 6 livres ! Il est alors traduit en allemand, espagnol, italien, portugais, grec. Ses Clés pour la sociologie, écrites avec René Lourau, est un grand succès. Cette année-là, comme me le confirme ce jour, Daniel Lindenberg (-il assistait à l’événement-), il se présente à Vincennes, devant une assemblée générale d’étudiants qui l’élit professeur d’université ! Depuis le moyen âge, rares furent les situations où les étudiants ont pu recruter leurs professeurs. A partir de ce moment, G. Lapassade fera corps avec cette université. Il travaille d’abord au département des sciences politiques. Michel Debeauvais le fait venir en sciences de l’éducation en 1972. Les effectifs de ce département passent de 200 à 2000 étudiants entre 1971 et 1973. On recrute des enseignants. G. Lapassade fait entrer en juillet 1973 la «bande à Lourau», qui s’est formée à Nanterre à partir de 1966, soutenue par Henri Lefebvre. Il s’agit d’un groupe d’une dizaine d’Institutionnalistes ! A l’époque, le département des sciences de l’éducation de Paris 8 est autogéré par un collectif enseignant qui se réunit tous les lundis, dans la salle 210. Georges développe une pratique de l’autogestion pédagogique, qu’il réactivera régulièrement, encore en 1986-87, puis en 2002-2003, dernière grande expérience pédagogique à laquelle il participe comme retraité, aux côtés de Ronald Arendt, un universitaire brésilien de Rio de Janeiro, en post-doc à Paris 8, Patrice Ville, Roger Tebib et moi-même.

 

Dès son entrée à Vincennes, la vie de Georges s’est organisée autour de sa recherche. Celle-ci se déploie dans plusieurs directions. Alors que depuis 1964, il a inventé une théorie de l’intervention (la socianalyse), il oriente le développement de l’analyse institutionnelle vers l’analyse interne. Le mot d’ordre est alors: «Faisons l’analyse de nos propres institutions». C’est son orientation dans l’AI, mais, parallèlement, il s’implique dans de multiples mouvements: l’occitanisme jusqu’à la mort de Serge Mallet en 1973, le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire), le mouvement du potentiel humain en 1974. C’est l’époque où il se passionne pour la recherche interculturelle franco-allemande.

 

En 1976, il se met au droit, pour créer l’Institut d’administration économique et sociale de Paris 8, avec une visée de professionnaliser les étudiants. La réforme est proposée par Alice Saunier-Seité, une ministre de droite. L’université de Paris 8 se bat contre ! G. Lapassade se bat pour ! Le président Frioux lui donne pour seul local une armoire à balais: il y fait poser un écriteau : bureau du doyen ! Car il a été élu doyen de la faculté de droit ! Après deux ans de lutte, 1000 étudiants suivent ces enseignements, d’abord dispensés par des chargés de cours. G. Lapassade cherche des enseignants pour l’épauler. Il trouve les Demichel qu’il fait venir de Lyon. A l’occasion de chaque nouvel engagement, Georges publie une théorie de sa recherche. Il forme autour de lui un groupe d’enseignants ou d’étudiants, mais la composition de ce groupe change en fonction de son nouvel objet de recherche.La décennie 1980 commence par le déménagement de l’Université de Vincennes à Saint-Denis. A cette époque, Lucette Colin et moi, nous passons l’été avec Georges pour chercher une maison à Saint-Denis que nous pourrions acheter ensemble pour y avoir chacun un espace, mais où il y aurait aussi de la place pour y développer des activités culturelles étudiantes... Il rêve d’une vie en communauté! Nous trouvons 400 m2 à Saint-Denis, mais la présence de quelques vieux locataires difficiles nous conduit à renoncer à ce projet. Sur injonction de Georges, Lucette et moi, nous déménageons dans le 18°, «pour être proches de Paris 8» ! Georges, quant à lui, renonçant à faire le voyage de l’Ile de la cité, couche assez souvent à la fac !

 

Ces années 1980 correspondent à sa découverte de l’ethnométhodologie, de l’ethnographie de l’école, de l’interactionnisme symbolique, ce qui implique son apprentissage de l’anglais. Benyounès Bellagnech vient de publier son journal de cette époque sur la réforme des DEUG de 1984. Ce livre s’intitule: De Vincennes à Saint-Denis. En 1985, il participe au n°9 de Pratiques de formation, dirigé par René Barbier, qui est un manifeste dissimulé d’une pratique pédagogique très répandue dans notre département : l’écriture du journal. Georges utilise le journal comme mode d’intervention. En 1987, il publie L’Université en transe, avec P. Boumard et moi-même. Ce livre marque bien ces changements de perspectives, où l’analyse institutionnelle se concentre sur le local, et l’approche sous l’angle ethnographique. C’est l’époque où il lance la recherche d’Alain Coulon, son ancien étudiant de Tours, sur l’affiliation universitaire. Depuis le milieu des années 1970, Georges travaille au Maroc. Il fait d’Essaouira une ville de festival interculturel. En effet, dans cette ville, les Marocains, Arabes ou Berbères, doivent cohabiter avec une tribu venue d’Afrique: les Gnaouas qui ont des pratiques de transe. Ces gens sont mal vus dans leur pays. Georges travaille à la réconciliation. Ce chantier aboutit en 2000 avec la publication du livre D’un marabout l’autre. Le roi du Maroc saisit cette occasion pour écrire à Georges Lapassade: «votre présence sur le terrain et sans doute l’amitié qui vous anime à l’endroit du Maroc et d’Essaouira en particulier, sont, à juste titre, autant d’éléments qui ont donné à votre travail toute sa force et quintessence». Georges est très fier de cette lettre !

 

 

Dans les années 1990, Georges Lapassade s’est donné une priorité : la culture des jeunes de banlieue. Depuis 1980, il s’intéresse au sujet. Il pousse de jeunes étudiants à faire des enquêtes dans les lycées professionnels, dans les quartiers. Avec L’ethnosociologie (1991), une nouvelle dimension est donnée à cette recherche. Il publie Guerre et paix dans la classe (1993), Microsociologies (1996), Microsociologie de la vie scolaire(1998).

Une nouvelle réorientation de sa recherche s’opère vers 1996. R. Lourau travaille la transduction, lui travaille la dissociation. Il publie La découverte de la dissociation(1998), Regards sur la dissociation adolescente(1999) puis Le mythe de l’identité, éloge de la dissociation avec P. Boumard et M. Lobrot (2006)...

 

La mort de René Lourau en janvier 2000 le secoue. Il voit les disciples de R. Lourau se déchirer. Il est alors angoissé par la question de la mort, qui le tient depuis sa quarantième année. Il se pose la question de la transmission. Il écrit un journal en 2000, puis en 2001, et une série de testaments, dans lesquels il recherche une solution pour que tout ne s’effondre pas au jour de sa disparition. Sur le terrain de l’analyse institutionnelle, il oblige Patrice Ville à soutenir sa thèse d’Etat, pour qu’il puisse diriger des thèses (2001)... et il parvient à créer une revue en 2002, avec Patrice Ville et moi-même, et surtout un groupe important d’étudiants qui s’affirment comme une nouvelle génération de l’analyse institutionnelle. La revue Les irrAIductiblesa publié 14 numéros. Georges a été présent chaque semaine au comité de rédaction entre mai 2002 et février 2008, moment où son état de santé se détériore : il arrête de manger. Au comité de

rédaction, il propose des thèmes de numéro, aide de jeunes auteurs à corriger leurs textes. Il lit tout ce qui arrive à la revue. De son vivant, cette revue a publié 6000 pages de 350 auteurs venant de 50 pays.

 

Si l’on cherche à comprendre l’originalité de Georges Lapassade par rapport aux

psychosociologues ou sociologues de sa génération, qui ont souvent cherché à fixer un modèle d’intervention (je pense à Anne Ancelin-Schutzenberger avec le psychodrame, Serge Moscovici avec la psychologie sociale, Lobrot avec la non-directivité, Gérard Mendel avec la socio-psychanalyse ou Alain Touraine avec l’intervention sociologique). G. Lapassade a pensé des formes de travail différentes (les dispositifs), en fonction des terrains auxquels il s’est confronté. Il a oscillé constamment entre la recherche-action, l’intervention et l’observation participante. Son œuvre est multiforme, comme sa personne. Georges Lapassade a été simultanément phénoménologue, herméneute, dialecticien. Son oeuvre est ouverte, un appel au prolongement !

 

C’est le terrain qui fut toujours pour lui le point de départ de la théorie. Il a associé à sa recherche beaucoup de professeurs, beaucoup de collègues à des moments différents de sa vie. Ainsi, sur la pédagogie institutionnelle, il a travaillé avec R. Fonvieille, M. Lobrot, R. Lourau. Sur la dynamique des groupes, il a travaillé avec Jeanne Favez-Boutonnier, avec l’ANDSHA d’Ardoino, l’ARIP de Max Pagès, puis des autres, le département de psychologie clinique de Paris 7. Avec Robert Jaulin et Pascal Dibie, il partageait un engagement dans une autre ethnologie. Avec René Barbier,il avait la connivence de la recherche-action, avec P. Boumard, l’analyse interne et la dissociation; avec Alain Coulon, la psychothérapie institutionnelle, l’ethnométhodologie et l’interactionisme; avec René Schérer, le corps interdit, avec Jean-Marie Brohm l’anthropologie du corps; avec Lucette Colin, la psychanalyse et le potentiel humain; avec PhilippeRousselot, la rap; la musique avec Salvatore Panu. Avec J. Ardoino, il a fait vivre Pratiques de formation entre 1980 et 2003; avec Christine Delory-Momberger, il s’est laissé questionner par l’histoire de vie. Sa très bonne connaissance de l’université et de la vie étudiante en avait fait un conseiller personnel incontournable pour quatre présidents de l’université : Claude Frioux, Pierre Merlin, Francine Demichel, Irène Sokologovski. Par contre, une distance s’est établie avec Pierre Lunel. Je crois que ce président fut très étonné le 10 mai 2004, le jour du 80° anniversaire de Georges, lorsqu’il arriva dans la salle pour prononcer une allocution qu’il m’avait demandé de rédiger et qu’il n’avait pas eu le temps de lire avant. Un prof de 80 ans !

 

Il imaginait peut-être 15 vieillards dans la salle. Or, nous étions 300, avec des jeunes, des orchestres, des danseurs, à vouloir fêter Georges ! Georges

Lapassade a encouragé la fondation du laboratoire Experice qui reprenait son

paradigme de l’éducation tout au long de la vie. Enfin, sur l’analyse institutionnelle, il s’est appuyé sur René Lourau, Antoine Savoye, Laurence Gavarini, Patrice Ville, Gabriele Weigand, Gérard Althabe, Dominique Hocquard, Augustin Mutuale, Benyounès Bellagnech, Kareen Illiade, Salvatore Panu et moi-même... Je parle ici des gens qui ont travaillé à Paris. Car il faudrait faire le tour du monde, et nommer les pays où il a construit des collectifs. Dans beaucoup de pays où il est passé, il a laissé des traces. Ainsi, prenons l’exemple de l’Italie. C’est à Lecce, en 2007, qu’il a fait son dernier grand voyage, son dernier grand colloque. Il est resté un mois à Lecce chez son ami Piero Fumarola en décembre 2006 et janvier 2007.

 

Georges a organisé un grand colloque où il a fait venir Renato Curcio. On s’y est retrouvé avec Vito d’Armento, Piero Fumarola, Nicola Valentino et beaucoup d’anciens brigadistes... La presse locale et nationale a consacré chaque jour durant trois jours une page à ce colloque. Georges a eu une page entière consacrée à son œuvre. J’ai raconté ce colloque dans mon livre Cara Italia. Plus récemment à Rome, en juin 2008, il était invité, mais il a dû renoncer. P. Boumard, Kareen Illiade, Salvatore Panu et moi-même y étions. Renato Curcio lançait le livre Corso di Analisi Istituzionale (de G.Weigand et moi-même) qui ouvre une nouvelle collection «analyse institutionnelle» aux éditions Sensibili de foglie, qui ont déjà publié 6 ou 7 livres de Georges, dans différentes collections. Nous avons retrouvé 70 disciples italiens de G. Lapassade, parmi lesquels son ami Montecchi, de Rimini. En Italie, pratiquement tous les livres de Georges sont traduits. Il a même édité en italien des livres qui n’existent pas en français ! Georges parlait un italien très riche, avec l’accent béarnais qui appelait le sourire, voire le rire enthousiaste de ses auditoires !

 

Voilà une vie inachevée... et pourtant bien remplie ! Georges m’a confié la gestion de son patrimoine intellectuel. Je suis sûr que vous m’aiderez à porter plus loin ses thèmes de recherche, et particulièrement ce paradigme d’une analyse institutionnelle ouverte et interculturelle, auquel il a consacré sa vie. Selon son désir, le fond Lapassade sera installé dans les semaines qui viennent à Sainte Gemme, dans une ferme de Champagne, rénovée par Lucette Colin et moi-même et où, comme Georges à Saint-Denis, nous accueillons des étudiants ou enseignants étrangers en résidence, et où sont déposées les archives de l’analyse institutionnelle. Depuis 2000, sous le contrôle de Georges, nous avons formé un collectif qui a tapé beaucoup de ses manuscrits. Je dois rendre ici hommage au travail de Danielle Lemeunier, Véronique Dupont, Bernadette Bellagnech, Kareen Illiade qui se sont fort investies dans ce chantier à un moment ou à un autre. Entre 2000 et 2008, notre perspective était la publication. Depuis cette année, à l’initiative de notre directeur d’UFR, Jean-Louis Le Grand, le site de l’UFR accueille les inédits ou livres épuisés des Institutionnalistes. Par exemple, nous avons placé Itinéraire, un livre conçu en 2000, avec Georges, qui reprend ses grands articles, De Vincennes à Saint-Denis, Les Clés pour la sociologie, etc. Ce site possède actuellement 20 titres. Il en aura une centaine en octobre ou novembre. Nous l’avons conçu à la demande des étudiants en ligne «désargentés» qui n’ont pas les moyens de se constituer une bibliothèque. Un jour, grâce à l’aide de beaucoup d’entre vous, l’oeuvre de Georges sera principalement numérique.

 

Pour conclure, je voudrais ouvrir avec vous L’autobiographe, son livre de 1980. Il commence ce livre par cette phrase: «Ma vie est un apprentissage continuel».Georges restera pour nous le pédagogue fondateur d’une éducation tout au long de la vie. C’est sur ce thème qu’il a donné son dernier entretien, publié dans le livre de Lucette Colin et Jean-Louis Le Grand, L’éducation tout au long de la vie. Georges était une personne dissociée qui cherchait son identité. Quatre jours avant sa mort, il décide de rentrer au pays; «Tout de suite», hurla-t-il à Lucette, Martine et moi. Romain en est témoin. «Je veux que vous me mettiez dans votre voiture et que vous me conduisiez à Arbus ! TOUT DE SUITE !». Ce jour-là, il faisait 30 °. Comment imaginer faire faire à ce corps décharné 800 km, partant à 19 heures, au milieu des embouteillages de départ en vacances ? Georges écrivait encore dans L’autobiographe, «Moi, je peux mourir n’importe où, sans attaches. Mais je ne sais comment raconter pourquoi je suis parti d’Arbus sans espoir de retour, pourquoi j’ai parcouru le monde depuis vingt ans, à la recherche de mon village.

». Contrairement à d’autres, Georges n’a jamais perdu son accent béarnais. Sa voix forte résonne encore en nous ! Je lis encore dans L’autobiographe : «-Et si tu mourais maintenant, dit Mourad. Si tu devais dire ce que tu regrettes de

n’avoir pas fait dans ta vie, qu’est-ce que tu pourrais répondre ? J’ai répondu que je n’avais pas de réponse. J’en avais une pourtant aussitôt : je crois que mon seul regret serait d’avoir manqué ma vie à force de penser à la mort, de n’avoir pas vécu chaque instant de ma vie comme un moment possible de bonheur.

» C’est pour capter les derniers instants de bonheur de Georges que j’ai tenu mon journal à ses côtés, et que j’avais invité ses amis à écrire leurs impressions, lors de leurs nombreuses visites à notre maître. Georges était heureux de cette participation de cette communauté, de cette famille au suivi de ses derniers instants... Il nous exhortait à écrire.

Disons que la plus grande préoccupation de Georges dans ses derniers jours était son chien :  nous avons une piste pour mettre en pension le chien Zayan Lapassade dans une ferme champenoise, à un kilomètre de ses papiers... Les amis qui viendront lire Georges pourront  aussi faire une visite à son chien ! Il est très triste, aujourd’hui.

 

Remi Hess

 

 

Œuvres

Recherches institutionnelles

L'Analyseur et l'Analyste, Gauthiers-Villars, 1971

L'Autogestion pédagogique, Gauthiers-Villars, 1971

Groupes, organisations, institutions, Gauthiers-Villars, 1975

Socianalyse et potentiel humain, Gauthiers-Villars, 1975

Essais

L'Entrée dans la vie, Minuit, 1963

Il s'agit de sa thèse d'État.

Le Livre fou, Épi, 1971

Clefs pour la sociologie (en collaboration avec René Lourau), Seghers, 1971

La Bio-énergie, Delarge 1974

Essai sur la transe, Éditions universitaires, 1976

avec Georges Canguilhem, Jean Piquerol, Jacques Ulmann, Du développement à l’évolution au XIXe siècle, 1962, Paris, PUF/Quadrige, 2003 (ISBN 2130538355)

Le Corps interdit (en collaboration avec René Schérer), E.S.F., 1977

Le Rap

Les États modifiés de la conscience, PUF, Paris, 1987,

La Transe, Que sais-je ? PUF, 1990

Guerre et paix dans la classe, Armand Collin, 1993

Récits

Le Bordel andalou, L'Herne, 1971

L'Arpenteur, Épi, 1971

Les Chevaux du diable, Delarge, 1974

Joyeux tropiques, Stock, 1978

L'autobiographe, Duculot, 1980

La Dissociation'

 

 


Georges Lapassade et le rap

Publié dans Les marcheurs de rêve

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