La valise du corps

Publié le par la freniere

Assis sur le néant, j’ai fini par l’aimer. Puisque tout est néant, il faut bien faire avec. Les mots sont comme des clous dans une planche en papier. Elles tiennent les phrases ensemble. Après le feu, le vent broute la cendre. J’écris pour retarder la mort, pour admirer la force d’un épi, les fruits dans un verger, la sagesse d’un saule, le parfum de la sauge. A chaque jour, je lis une première page. Je flatte les voyelles dans la fourrière des mots. Le Livre de l’Intranquillité de Pessoa côtoie L’Éloge de la Folie d’Érasme. Kerouac et Whitman prennent un verre au premier bar venu. Certaines phrases nous ramènent à l’enfance et d’autres vont plus loin, au-delà de la vie, au-delà de la mort, là où les deux se rejoignent. J’habite dans le centre du monde, sur le bord d’une langue. Je quitte la terre quand je regarde les mouettes. Je rejoins le ciel et la lumière du soleil. Les arbres donnent à la terre la verticalité qui manque. La colonne vertébrale soutient les épaules comme la main suit le poignet.

 

Ce ne sont pas Adam et Ève qu’on a chassé du paradis. Ce sont les nègres. On les a traversé sur de mauvais bateaux, de l’Afrique à l’Amérique, examinant leurs dents, leur ossature, leurs seins. On les vendait à  la livre, à l’once pour les vieux. On donnait les vieilles comme nourrices. Il y a encore des esclaves. Leur vie se perd à la gagner. Des enfants-soldats apprennent à violer. Des enfants travaillent en usine, grappillent des bouts de cuivre dans les cimetières d’autos, du lithium dans les piles d’ordi. Ils boivent l’eau des dépotoirs, mange du pain moisi et chique la guenille. La braise étouffe sous la cendre. Le cœur est trop pesant pour la valise du corps.

 

Pépins d’un même fruit, maillons d’une même chaîne humaine, nous cherchons tous la corde qui nous lie, du A de l’alphabet au Z de l’azur. Le corps de Sisyphe ne cesse pas de vieillir, ses gestes de s’user. Il pousse encore la même pierre, le dos courbé par les années, les mains de plus en plus saignantes, la pierre de plus en plus pesante, le ciel de plus en plus haut et la falaise plus basse. Il n’y a pas assez de rêve pour ma soif d’auteur. Le temps éponge sur la page mon droit de bafouiller. Mes doigts ont beau se tacher d’encre, mes droits d’auteur ont mauvaise mine. Chaque matin me ramène à la faim.

 

Personne n’est né du Saint-Esprit, mais d’un sexe dans l’autre. Personne ne descend d’un dieu, C’est un veau d’or que tous les peuples adorent. Ils tricotent des bas de laine pour les morts et des mitaines pour les manchots. Je broie du noir, le café noir des mots, les raclures de vie, les ratures, les restes de poubelles où se battent les rats. Je farfouille derrière les écrans. C’est là que se prépare la fosse commune des livres. Déjà les algorithmes remplacent les mots, une mémoire virtuelle les souvenirs de brosse. J’ai quitté les trottoirs pour des sentiers boueux, les néons pour la lune, des milliers d’hommes pour des milliards d’insectes, le foin en cash pour la monnaie du pape, le froid des lampadaires pour la chaleur des arbres, la bêtise des culs-de-sac pour l’intelligence des terriers. J’écris la nuit à la lueur d’un cierge. Sa lumière éclaire à peine quelques lignes. Je m’éveille quand les enfants ont peur et tiennent par la main une poupée de chiffon. C’est alors que j’embrasse les fées et caresse les anges. Leurs ailes translucides éclairent les cachots. J’ai mal aux éclopés, aux sourds, aux amputés. On a beau changer de chaise roulante, en améliorer le modèle, trop d’infirmes restent assis pendant que d’autres dansent.

 

Jean-Marc La Frenière

 

 

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