Le premier mot

Publié le par la freniere

Le premier mot vient de loin, du fœtus au berceau. Il poursuit sa route sur un table en bois, entre le sel et le poivre, l’apéro, le fromage et le dessert, les verres de plain-pied avec l’azur, les gouttes de pluie sur une assiette, les mottes de beurre de la couleur des pissenlits, les faïences bleu-ciel qui se joignent aux nuages. Les phrases continuent du carré de sable au carré d’as. Je donne un quignon de pain à la grande main du monde, un litre de vin rouge à la soif des hommes. J’ajoute un os à la soupe, des lettres d’alphabet, une pincée d’oignon. La vie colore son visage. Une ombre bouge dans mon dos. Ce n’est pas la beauté qui m’importe, mais l’amour où elle s’épanouit. Un sourire sort de ma bouche comme un oiseau en cage. Je lance mes regards le plus loin possible. La langue passe par mon corps. Elle éponge le cœur.

         Le temps lutte contre la montre, le sang contre l’argent, la nuit contre le jour, la vie contre la mort. On sait très bien ce qu’on ne veut pas. On sait moins bien ce que l’on veut. Les nuages font la moue sur le visage du ciel. J’aime que le temps m’offre son temps, que l’espace agrandisse les routes, que le cœur batte plus vite. J’aime les pauses, la flânerie, le vent d’avant le vent, la fleur avant le fruit, les mots avant la phrase, la rosée avant l’aube, la première page du jour, sa montée vers la cime suivie de sa descente, l’envie avant la vie, le fœtus avant l’homme. J’ai été amibe, bacille ou anémone. J’ai peut-être été bête, pétale, planète, fleur de mai, poisson d’avril. J’ai une langue apprivoisant les loups, une main pour l’outil, une autre pour écrire, deux bras pour l’accolade, deux jambes pour la courte échelle. J’ai une bouche pour mordre, la même pour embrasser, pour sourire et parler.

Je fais la chaîne avec les arbres et les oiseaux, la sève et l’eau d’érable, les plantes et les ruisseaux, le clair de lune et de soleil. Je saute à la corde à danser avec la ligne d’horizon. Les secondes de l’enfance me remontent à la bouche. Je hume les parfums, l’aubépine, le sureau, le lilas, le rouge des framboises, les yeux noirs du tournesol. J’ai hâte que la colline remette son tablier de fleurs, sa casquette d’urubu, que la fontaine soit bordée de cresson et de mousse, que la brume soit rose jusqu’aux fesses des nuages. Les sentiments s’élèvent quand on monte. Le cœur bat la chamade sur les chemins de l’eau et les sentiers pédestres.

Les mains jointes pour prier ne valent pas les mains ouvertes pour donner. Ce ne sont pas les dieux qui ont laissé des traces, bâti des cathédrales, érigé des dolmens, fait prier les croix de bois. Ce sont les hommes. Ce ne sont les fantômes qui hantent les tombeaux. Ce sont les souvenirs. Ce n’est pas le feu qui réchauffe la terre. C’est la main à la pâte, à la roue, à l’épaule. Un écureuil surgit entre deux parenthèses, écalant quelques mots, l’écorce d’une phrase. Une couleuvre se glisse parmi les lignes. Je reviens souvent à la rivière Larose pour parler aux poissons, aux galets, aux arbres, aux écrevisses. Je mords à l’hameçon du temps, au rapala du rêve. La fin épouse le début comme la main manie le geste, la faim marie le pain, la fontaine la soif. Il n’y a pas de dernier mot. La même phrase se poursuit d’une lettre à l’autre, de livre en livre, des maux dits en mots tus. Une parenthèse s’ouvre sur la vie. Elle se ferme trop tôt.


Jean-Marc La Frenière

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